Initiation de Lugné-Poe à Ibsen / Jacques Robichez

Portrait de Lugné-Poe par Vuillard, 1891

Portrait de Lugné-Poe par Vuillard, 1891

Initiation de Lugné-Poe à Ibsen

« La Dame de la mer »

Extrait d’un chapitre de Le Symbolisme au théâtre, de Jacques Robichez, L’Arche, 1957, p151-157


(…) Pour quelles raisons le choix des Escholiers s’était-il porté sur La Dame de la Mer[2] ? Chronologiquement, la pièce précède immédiatement Hedda Gabler[3]. Les deux drames avaient été joués à Londres au printemps de 1891 à quelques jours d’intervalle[4]. Dans l’œuvre du poète, La Dame de la Mer, écrite sous le charme de souvenirs de jeunesse[5], correspond à un apaisement et à une détente[6]. L’étrange passion de l’héroine pour la mer, c’est un peu Ibsen lui-même qui l’a éprouvée. Il y a transposé ses propres souvenirs d’enfant et de jeune homme, certaines émotions d’Italie, ses nostalgies d’exilé à Dresde et à Munich. C’est une pièce de « conciliation »[7] où le dramaturge se fait moins agressif. Sa parfaite clarté, son dénouement heureux, pouvaient disposer favorablement les critiques qui n’étaient pas encore acquis à l’art ibsénien. Et surtout La Dame de la Mer prêtait peut-être plus qu’un autre drame à une interprétation poétique, tranchant sur celles du Théâtre Libre et du Vaudeville. Au reste l’un des Escholiers, Thadée Natanson, préparait une traduction de la pièce[8] et cette raison fut sans doute déterminante. C’est le 11 mars 1892 qu’elle fut lue aux Escholiers[9] puis reçue par le Comité. Toutefois, Natanson faisant attendre sa traduction, la représentation fut reportée après les vacances à la première quinzaine d’octobre[10]. Cependant vers le début du mois de septembre, il semble évident que Natanson ne sera pas prêt et Georges Bourdon, qui envisage d’avoir recours à la traduction de Chenevière et Johansen, écrit à Lugné-Poé :

« Ecris-moi donc longuement sur Ibsen. Si nous voulons passer dans sept semaines, vous avez tout juste le temps de répéter. Faut-il faire décidément notre deuil de Thadée ? Si nous prenons la traduction Savine, au moins serait-il courtois d’en avertir les auteurs… »[11]

Ainsi, jusqu’à quelques semaines de la représentation, sans doute enhardis par l’exemple d’Antoine, les Escholiers n’avaient pris contact ni avec Prozor, ni avec Desjardins, ni avec Savine, ni avec Chennevière et Johansen. Dans Le Sot du Tremplin, Lugné place à tort à cette date le début de ses relations avec Prozor[12]. Il est certain qu’il ne le vit pas alors et qu’il ne lui écrivit pas personnellement pour solliciter l’autorisation d’Ibsen[13]. Quoi qu’il en soit, par Prozor ou par Desjardins, cette autorisation semble avoir été accordée[14] et la pièce fut jouée au Théàtre Moderne le 16 décembre 1892[15].

Cette soirée du 16 décembre est plus importante que toutes les représentations ibséniennes qui l’ont précédée, parce que, pour la première fois, apparait dans l’interprétation un parti-pris symboliste. On verra que la notion de Symbolisme dramatique, encore vague jusqu’au moment où sont joués les premiers drames de Maeterlinck, se précise singulièrement au cours des deux ou trois années qui précèdent la fondation de L’Œuvre. A propos d’Ibsen, quand les critiques parlent de Symbolisme, ils l’entendent en deux sens différents.

Ou bien ils veulent dire que tous ses personnages sont des êtres complexes, mystérieux, se prêtant à l’analyse en profondeur et lui offrant successivement de nouvelles, de plus en plus secrètes révélations. Interprétation qui, pour quelques-uns des héros d’Ibsen, peut aisément se justifier, mais qui pour beaucoup d’autres est indéfendable. Dans La Dame de la Mer, Ballested, Arnholm, Bolette ne sont que de braves gens dessinés simplement et sans arrière-pensée. Il n’en va pas tout à fait de même de Wangel, d’Ellida, de l’Etranger. En eux, il est vrai, deux spectateurs différents ne distingueront pas les mêmes éléments psychologiques. Plus ou moins d’intuition, de perspicacité permettra d’apercevoir le conflit qui les oppose tout au fond d’eux-mêmes : Servitude et Liberté, Devoir et Aventure, Fjord et Grand Large, ou limitera le drame à l’anecdote banale d’une femme tentée par l’adultère et sauvée par la générosité de son mari.

Ou bien la critique prétend faire du théâtre d’Ibsen un théâtre d’allégories : parce que l’une des premières pièces d’Ibsen jouées à Paris était Le Canard Sauvage, parce que les critiques s’évertuaient à découvrir ce que « signifiait» ce canard, on a été tout naturellement porté à voir derrière chaque personnage d’Ibsen une notion d’ordre moral ou philosophique, derrière chacune de ses intrigues la confrontation d’un certain nombre de concepts, habillés tant bien que mal en images, derrière chaque indication scénique, aussi banale qu’elle fût, un sens caché. On a voulu que la pluie des Revenants et le soleil voulussent dire quelque chose et l’on a nommé symboliste ce théâtre à double sens[16], ce théâtre à clef, malgré les protestations unanimes des scandinaves, malgré les affirmations réitérées de l’auteur lui-même.

Presque toutes les querelles de la critique, à propos d’Ibsen, reposent donc sur une équivoque que ne justifiait guère son théâtre et que ne laissaient pas prévoir les premières réactions de 1890, Les Revenants, Le Canard Sauvage, Hedda Gabler, La Dame de la Mer étaient autant de drames où l’intrigue, l’analyse des caractères se suffisaient à elles-mêmes sans référence à une réalité mystérieuse. Cependant, pour La Dame de la Mer, il était tentant de projeter l’anecdote sur un plan plus général et moins immédiatement perceptible. L’héroïne elle-même proclamait qu’entre elle, l’Etranger et la mer existait une communauté secrète, une analogie poétique[17], dont on chercherait vainement l’équivalent dans Hedda Gabler ou dans Les Revenants.

Lugné-Poe mit résolument l’accent sur cet aspect de la pièce[18]. Il appliqua à Ibsen ce jeu nouveau, solennel et monotone qu’il avait expérimenté dans L’Intruse et Les Aveugles, ce jeu que la critique réclamait et approuvait au Théâtre d’Art et dont elle allait se lasser au Théâtre de L’Œuvre. Un Danois, Jens Petersen, suivait les répétitions et guidait le jeune metteur en scène[19]. Il s’efforçait de ramener l’interprétation vers la normale, à l’image des représentations danoises et norvégiennes[20]. Ce fut en vain. Cette Ellida qui avait réellement vécu, qu’Ibsen avait personnellement connue dans sa famille, qui s’appelait Magdalene Thoresen[21] devint, sur la scène française, sous les traits de l’interprète de Maeterlinck, Georgette Camée, l’étrange créature aux longs voiles, le fantôme blanc qu’évoque la lithographie de Maurice Denis[22], et de son mari l’homme lucide et tendre, cordial et bon vivant, le médecin professionnellement intéressé par un cas de névrose, Lugné-Poe fit l’être incompréhensible, lointain et fasciné que Jules Lemaitre devait surnommer plus tard le « clergyman somnambule ».

Une pareille interprétation explique en partie les réactions de la critique. Sarcey avoue, une fois de plus, n’avoir rien compris à la pièce[23].

« Oserai-je dire, écrit de son côté Henry Fouquier, que tout ceci reste trop obscur et que décidément il nous est bien difficile d’entrer dans l’état d’âme du Nord? »[24].

On sait qu’un pareil aveu ne se rencontre pas souvent sous la plume de Jules Lemaitre. Il souligne[25] ce qui, dans la pièce, demeure étranger à la sensibilité française : la conversation de Wangel et d’Ellida « ressemble à celle d’une stalactite et d’une stalagmite dans la blanche crevasse d’un fjord ». Mais il n’est pas déconcerté pour autant. Il reprend son idée favorite : Ibsen a le don de « rafraîchir les vieilles choses ». Que dans le mariage la femme ait le droit de librement disposer d’elle-même, que la seule fidélité soit une fidélité non acceptée mais voulue, voilà bien pour Lemaitre des idées auxquelles George Sand a rendu les Français familiers[26]. Mais chez Ibsen « la plupart des personnages sont haussés jusqu’au symbole » et les acteurs ont eu raison d’adopter un ton de « simplicité et de gravité ».

Au contraire, Jean Jullien écrivait : « Les interprètes ont eu tort de vouloir créer une atmosphère de mystère autour des personnages par leurs gestes hiératiques et le lyrisme de certaines intonations ; c’est de l’allégorie, oui ; mais de l’allégorie vivante. Jouez-la donc en vivants »[27]. Mais Sartey, Lemaître, Jullien, s’accordaient à féliciter chaleureusement les Escholiers[28]. C’était la plus glorieuse soirée du Cercle et le plus grand succès qu’Ibsen eùt encore remporté à Paris. Au souper qui suivit la représentation, le Comité rédigea un télégramme à l’adresse d’Ibsen :

« Les Escholiers réunis après le triomphe de La Dame de la Mer envoient à Ibsen l’hommage de leur admiration respectueuse »[29]

Quelques semaines plus tard, le Mercure de France[30], L’Ermitage[31], L’Art Social[32], L’Académie française[33] consacrent ce triomphe et, selon le mot de Jacques des Gachons, applaudissent chez Lugné-Poe « une conscience littéraire et un goût qui promettent pour demain un très curieux artiste » ». Mais l’article le plus significatif est celui d’Henri de Régnier:« (Ibsen) a inventé une chose qui lui appartient, des personnages tout en profondeur. Il y a en eux des remous d’âme qui tout à coup se creusent en vortex et laissent voir en leur spirale tortueuse le fond des songes les plus intérieurs. Ce qu’il y a en eux de latent et d’inavoué se découvre et apparaît et au-delà de l’être normal et superficiel s’en révèle un autre, à nu, plus étrange et véridique. Les personnages sont comme leurs propres spectres »[34].

Ainsi, par la voix de Régnier, c’était bien à la jeune école qu’était annexé le théâtre d’Ibsen. Celui-ci ne se plaindra pas d’ailleurs immédiatement d’être ainsi enrôlé. À la fin de 1892, son œuvre ne s’est pas encore imposée en France. Il est prêt à beaucoup de concessions et redoute de froisser les susceptibilités littéraires. La préface qu’il donne au recueil annuel de Ginisty, L’Année littéraire[35], a de quoi décevoir les amateurs d’originalité. Remontant à quarante ans en arrière, il se contente d’y relater avec bonhomie quelques anecdotes touchant sa première pièce, Catilina. L’interview que publie le 4 janvier 1893 Maurice Bigeon dans Le Figaro témoigne, si elle est fidèle, de la même prudence et du même désir d’être aimable: les Français « ont la probité de l’intelligence ». C’est à Paris que « véritablement bat le cœur du monde ». Pour les représentations, Ibsen a été satisfait « au delà de (ses) désirs ». – « je suis surpris – ajoute-t-il – de l’extraordinaire intelligence de vos critiques dramatiques. » Le livre d’Ehrhard est excellent, la conférence de Jules Lemaitre « une merveille », Becque est admirable, Zola et ses disciples ne le sont pas moins. Et ces éloges n’empêchent pas Ibsen d’apprécier aussi les Symbolistes :

« Oh! ceux-là, plus encore que vos jeunes dramaturges réalistes, ce sont mes préférés. Je les connais peu, malheureusement : ils sont très jeunes et je suis très vieux, mais je les aime car ils ont le frisson de l’avenir, ils chanteront l’hymne à l’aurore, ils rempliront les jours qui vont se lever. Eux et moi, nous sommes en communion d’idée ».

Parole imprudente parmi tant de prudence et de bénédictions ! Parole que les jeunes écrivains ne devaient que trop retenir. Pour plusieurs années Ibsen allait devenir, et surtout par l’action personnelle de Lugné-Poe, le prisonnier mal résigné des Symbolistes français.


[1] Le Symbolisme au théâtre, L’Arche, 1957, 151-157

[2] Lugné-Poe a écrit à plusieurs reprises (Le Sot du tremplin p. 221 Ibsen, p. 30. etc.) qu’Ibsen voulait que sa première pièce représentée à Paris fût La Dame de la Mer. Nous n’avons rien trouvé dans la correspondance d’Ibsen ni dans celle de Prozor qui confirmât cette préférence. Une lettre d’Ibsen à Prozor du 3 mars 1891 (Archives Prozor) indique comme premiers drames à diffuser en France, Le Canard Sauvage, Hedda Gabler, Un Ennemi du peuple.

[3] La Dame de la Mer, nov. 1888. Hedda Gabler, déc. 1890

[4] Cf. H. Kohl. Herrik Ibsen. Eit diktarliv, t. Il, pp. 3CS-313

[5] Lugné-Poe, Ibsen, pp. 30, sqq

[6] Cf. Bernard Shaw, Quintessence of Ibsenism, p. 89

[7] W. Berteval, Le Théâtre d’Ibsen, p. 241

[8] Cf. Lugné-Poe, Ibsen, p. 30

[9] Lettre de G. Bourdon à Lugné-Poe du 4 mars 1892 (B. Auteurs). La traduction de Natanson n’étant pas achevée, ce fut sans doute la traduction de Chennevière et johansen qui servit à la lecture. Cette traduction, qui devait être celle de la représentation, avait paru chez Savine dans un volume contenant aussi Un Ennemi de peuple, à la fin de janvier ou au début de février 1892. (Lettre de Savine à Prozor du 9 fév. 1892. Archives Prozor.)

[10] Bulletin des Escholiers, juil. 1892, (B. Auteurs)

[11] Lettre de G. Bourdon à Lugné-Poe du 3 sept. 1892. (B. Auteurs). Georges Bourdon allait être réélu président des Escholiers le Il nov. 1892 (Livre dot des Escholiers, liste des présidents)

[12] Le Sot du Tremplin, p. 219

[13] Nous avons en effet trouvé (Archives Prozol) le billet suivant adressé à Prozor par Lugné-Poe, le 21 mai 1893 . « Monsieur, Où puis-je avoir l’honneur de vous rencontrer ? C’est pour affaire personnelle qui vous sera peut-être agréable. – Très vôtre. A.F. Lugné-Poe. Mon nom ne vous est peut-être pas complètement inconnu, ayant eu cet hiver la satisfaction de faire jouer La Dame de la Mer et Pelléas et Mélisande. L.P. »

[14] Lugné-Poe, Ibsen. p. 33. L’autorisation est cependant contestée par Henry Bauër, (L’Echo de Paris, 19 déc. 1892).

[15] Georges Bourdon avait primitivement songé à la Salle des Bouffes du Nord où L’CEuvre fera ses débuts. (Lettre à Lugné-Poe du 12 nov. 1892, B. Auteurs.)

[16] Les deux livres en langue française sur Ibsen dont pouvaient s’inspirer les critiques de 1892, étaient celui de Charles Sarolea (Henrik Ibsen, 1891) et celui, plus important, d’Auguste Ehrhard (Henrik Ibsen et le théâtre contemporain, 1892). Sarolea et Ehrhard étaient très éloignés de fournir aux ibséniens des commentaires aussi pénétrants que ceux d’Edmond Gosse (Northern Studies, 1890) ou de G. B. Shaw (Quintessence of Ibsenism, 1891). Le livre de Shaw en particulier est une brillante exégèse du théâtre d’Ibsen. Voici comment Ehrhard (op. cit., 342-343) analysait le symbolisme ibsénien : « Le symbolisme est la forme de l’art qui donne à la fois satisfaction à notre désir de voir représenter la réalité et à notre besoin de la dépasser. Il fond ensemble le concret et l’abstrait. La réalité a un dessous, les faits un sens caché : ils sont la représentation matérielle des idées ; l’idée paraît dans le fait. La réalité est l’image sensible, le symbole du monde invisible. Le symbolisme ainsi compris diffère beaucoup de ce genre raffiné qui est depuis quelques années inauguré en France, qui repose sur un principe excellent, sur la nécessité de suggérer tout l’homme, de faire deviner une immensité vague, derrière les choses précises, mais qui n’est guère resté jusqu’à présent qu’un pur travail de forme et qui est discrédité par quelques charlatans et beaucoup de maladroits. Le vrai symbolisme, c’est l’idéalisation de la matière, la transfiguration du réel ; c’est la suggestion de l’infini par le fini. » Ehrhard expliquait ensuite comment ce symbolisme était aussi bien celui d’Ibsen que celui de Zola et de Dumas. (Le rapprochement entre Ibsen et Dumas avait été fait par E.M. de Vogüé, « Les Cigognes ». La Revue des Deux Mondes, 15 fév. 1892). Ehrhard concluait : « Un fait positif au milieu, puis, pareilles à des rayons qui partiraient de ce point central, les idées ou la leçon morale que le fait provoque. Enfin, tout autour, à la circonférence, une zone brumeuse qui représente le mystère dont la destinée humaine est entourée, voilà la figure géométrique, le schéma du drame symbolique d’Ibsen.» (op. cit., pp. 348-349).

[17] Les critiques français, prompts à rapprocher l’oeuvre d’Ibsen de notre littérature du dix-neuvième siècle, ont négligé de citer, à propos du caractère d’Ellida, L’Homme et la Mer des Fleurs du Mal « Homme fibre toujours tu chériras la mer / La mer est ton miroir… » et aussi Le Spleen de Paris, XXXIV, Déjà

[18] Lugné-Poe, Ibsen, p. 35

[19] Lugné-Poe, Le Sot du tremplin, pp. 221-222

[20] Ottar Odland, op. cit., p. 94, sqq, insiste sur la simplicité du drame il offre dans l’ensemble un sens réaliste et même terre à terre qui est indéniable. »

[21] Hast, Henrik Ibsen, p. 219

[22] Cette lithographie est reproduite dans Lugné-Poc, Ibsen, (plan. che XXI).

[23] Le Temps, 19 déc. 1892

[24] Le Figaro, 17 déc. 1892

[25] Le Journal des Débats, 19 déc. 1892

[26] Lemaitre aurait pu évoquer Michelet dont une page rappelle d’assez près le thème de La Dame de la Mer (Le Prêtre. p. 304.) Le mari dit à la femme : « Tu es libre, le pouvoir sous lequel tu as grandi ne te retient plus. Hors de moi, et n’y tenant que par le cœur et le souvenir, tu peux agir, penser ailleurs… et contre moi si tu peux ! Voilà ce qu’il y a de sublime dans l’amour, et pourquoi Dieu lui pardonne tant de choses ! c’est que dans son désintéressement sans limites, voulant faire un être libre et en être aimé librement, il crée son propre péril… Le mot pouvoir agir ailleurs contient aussi aimer ailleurs, et la chance de l’arrachement.

[27] Paris, 19 déc. 1892. On sait 1’affectueuse estime de Lugné-Poe pour Jean Jullien. Il ne suivit point cependant le conseil

[28] Céard écrivait de son côté dans L’Evénement (20 déc. 1892) un article très favorable, contenant mainte allusion hostile à Antoine. En revanche, Henry Bauër fut très sévère pour les Escholiers. Dès que ceux-ci avaient annoncé leur projet, il l’avait combattu : « je ne me réjouis pas de cette tentative et je n’approuve pas les traducteurs trop pressés de s’y prêter. La pièce est de celles qui ne se montent pas à la diable, ne souffrent pas une interprétation improvisée, raccrochée çà et là et sont menacées de périr sous les difficultés matérielles, le ridicule de la mise en scène dans un théatricule. » (L’Echo de Paris, 23 avr. 1892). Après la représentation à laquelle il n’assista pas, il écrivit un compte-rendu qui déclarait : « Les différentes tentatives d’appropriation d’Ibsen à la scène française furent des tentatives d’assassinat » et où il reprochait violemment aux Escholiers leur inexpérience, la médiocrité de leurs décors, leur incompréhension du texte (L’Echo de Paris. 19 déc. 1892). Nous n’avons pu découvrir la raison pour laquelle le futur défenseur d’Ibsen à L’Œuvre adopta cette attitude.

[29] La copie de ce télégramme a été conservée par Lugné-Poe, ainsi que la réponse d’Ibsen : « Pour votre aimable dépêche qui me réjouit merci de tout mon coeur. » (B. Auteurs).

[30] janv. 1893

[31] Janv. 1893, (Jacques des Gachons)

[32] Janv. 1893, (Ludovic Hamilo).

[33] Fév. 1893. Saint-Georges de Bouhélier et Maurice Le Blond venaient de fonder cette revue

[34] Entretiens politiques et littérairee, 10 janv. 1893. C’est bien ce premier aspect du Symbolisme dramatique que nous avons analysé, cidessus, p. 153.

[35] L’Année littéraire, huitième année, 1892, Charpentier-Pasquelle, 1893

De la transsubstanciation dramatique / Jules de Gaultier

De la Transubstantiation dramatique

Article de Jules de Gaultier dans La Revue blanche (1889-1903)

(…) Voici une pièce qui renferme, outre les éléments primordiaux constitutifs de tout drame d’Ibsen, un exemple de cette sorte : La Dame de la Mer.

Evoluant au premier plan du drame, c’est l’intrigue que l’on connaît : les fiançailles d’Ellida avec un marin, personnage dont on sait à peine tout d’abord s’il est réel, mais qui exerce sur la jeune fille un étrange pouvoir. Puis, le mariage d’Ellida avec le Dr Wangel, ses vains efforts pour se soustraire à la tyrannie du souvenir, sa maladie de langueur, les lettres de Johnston qui, bien qu’averti du mariage de sa fiancée, semble l’ignorer et promet toujours de venir la prendre, l’attente anxieuse de la jeune femme, dominée par une fascination irrésistible; enfin l’apparition de l’homme derrière la haie du jardin et le débat final qui se formule pour le spectateur de curiosité rudimentaire en cette alternative : Ellida va-t-elle suivre Johnston, son premier fiancé, ou va-t-elle demeurer auprès du Docteur Wangel, son mari ? Mais en ce dernier acte, Johnston déjà n’est plus Johnston : par l’apparence à moitié réelle et à moitié fantastique qu’il lui a prêtée, Ibsen a posé sa valeur de symbole, il l’a signalé comme le facteur idéologique de son drame. En effet, de la signification qui sera attribuée à son personnage, va suivre l’interprétation de la pièce toute entière. Or, cette signification est ici, d’une part, merveilleusement large et indéterminée, – en sorte qu’elle ménage à l’esprit du spectateur toute libre initiative, – et, en même temps, elle est précisée presque grossièrement en vue du développement idéologique dont l’exemple particulier est joint. Le fiancé d’Ellida, qui a nom Johnston au premier acte, lorsqu’il matérialise le rêve sentimental de la jeune fille, devient ensuite l’Américain, puis l’Etranger; il est tantôt celui-ci et tantôt celui-là, comme s’il pouvait prendre l’infinité de toutes les formes de la vie. Mais il se nomme aussi Frimann, et cette dénomination évoque d’une façon transparente la thèse de liberté qu’Ibsen développe dans sa pièce, thèse exprimée au dernier acte lorsqu’Ellida, hésitante, entre les deux hommes, choisit spontanément Wangel dès qu’elle est libre de choisir.

Ainsi, dans cette dernière scène qui dénoue l’intrigue sentimentale, la pièce philosophique apparaît. – « Oui, oui, je vous assure, madame Wangel, que nous nous acclimatons. – Oui, monsieur Ballested, pourvu que nous soyions libres – Et responsables, ma chère Ellida », ajoute Wangel. – « Et responsables, tu as raison », acquiesce Ellida. La responsabilité morale a donc pour condition la liberté absolue dont elle est le corrélatif. Tout individu porte en lui une tendance intérieure qui constitue sa personnalité, qui est, à vrai dire, sa réalité essentielle. Tant que cette tendance ne peut s’exercer librement, la réalité individuelle est abolie, elle est inexistante, en sorte que l’individu, n’étant pas, ne saurait être responsable d’actes dont il n’est pas, à vrai dire, l’auteur.

Au moyen de cet énoncé philosophique, voici le rôle de Frimann précisé. Il est matérialisé pour les besoins de la représentation théâtrale, l’élément personnel irréductible qui est en chaque être, et qui, contrarié par quelque circonstance, par quelque décision prise à son encontre, élève la réclamation de son droit contre le dommage qu’il a subi. Ainsi d’un ressort comprimé par une force étrangère et dont toute l’énergie est tendue à se redresser. À quel point Ibsen est parvenu à différencier l’objet de sa représentation de l’élément dont il se sert pour le figurer, on le voit d’après cet exemple. L’étranger devient ici le signe concret d’une entité abstraite. Une valeur autre que celle qu’il figure extérieurement lui a été attachée : désormais à chacun de ses mouvements extérieurs va correspondre un déplacement de l’idée qu’il signifie. De plus, tous les autres personnages du drame, pour se mettre d’accord avec la valeur symbolique de ce personnage clairement exprimée par l’auteur, vont être tenus de signifier eux-mêmes quelque aspect particulier de l’idée en scène, en sorte qu’au moyen de cette clef qui nous ouvre la signification algébrique de tous les figurants, pris comme des signes concrets, une pièce nouvelle et purement idéologique va se jouer devant nous.

Voici trois femmes pourvues de personnalités plus ou moins fortes. L’Etranger tient lieu de commune mesure entre elles. Il représente pour chacune, en opposition avec le réel, tout le possible et il extériorise aussi l’énergie, avec son degré précis, de la tendance intérieure qui constitue leur individualité distincte. Son pouvoir va donc grandir en raison de la violence de chaque personnage. – Wangel représente, pour Ellida, la contrainte d’une réalité trop étroite, qui, limitant l’horizon de la jeune fille, excluant tout le possible, semble supprimer le choix. Car Ellida a vécu dans l’isolement du phare, loin du contact multiple des réalités. Elle est de plus une individualité puissante, une force qui refuse de s’exercer si elle n’est pas assurée de suivre sa loi. Ces deux conditions réunies autour d’elle et en elle-même, et qui fondent le pouvoir de l’Etranger sur un être, justifient la violence dramatique de sa longue hésitation.

Bolette avec Arnholm reproduit avec une intensité amoindrie le même conflit. La maison où elle vit retirée, près de l’étang des carassins, a pour elle la même signification symbolique que pour Ellida le phare solitaire. Pourtant la vie, avec ses figurants, longe la haie qui borde le jardin et Bolette est d’ailleurs d’individualité moins puissante que la Dame de la mer. On sent en elle une malléabilité de nature capable de se prêter à plusieurs adaptations et, de fait, sans crise douloureuse, après un bref sursis, elle accepte de limiter à Arnholm son désir d’inconnu.

Il en est bien autrement de la petite Hilde vis-à-vis de Lyngstrand. Hilde représente un degré d’énergie tout à fait supérieur. Incapable de sacrifier quelque part de sa personnalité ni par faiblesse ni par bonté, elle est indemne de nos vertus comme de nos vices. Son charme procède de cette indépendance et de ce qu’une nouveauté irréductible est en elle. Lyngstrand a demandé à Bolette de lui consacrer une pensée chaque jour quand il sera parti, afin que son art en profite, et déjà il suppute qu’Hilde, devenue plus grande, pourra remplir vis-à-vis de lui le même office. Mais la petite Hilde n’accepte pas de subordonner son existence à une autre existence. Et c’est elle qui railleusement assigne à Lyngstrand un rôle sacrifié dans le décor de sa vie. « Croyez-vous, lui demande-t-elle, que cela m’ira bien d’être tout en noir? » Et comme l’artiste imagine d’elle un délicieux portrait, « une jeune veuve en grand deuil », elle rectifie: « une jeune fiancée en deuil».

En contraste avec Ellida et bien au-dessous de Bolette, l’étonnant Ballested bouffonne sur les tréteaux comme un clown entre deux exercices. L’Etranger n’a qu’un bien faible empire sur Ballested. Ballested est sourd à ses revendications. Mais il supplée la liberté de choisir sa vie par une souplesse infinie à s’accommoder de toutes les circonstances. D’individualité amorphe, il est prêt toujours à s’accli, à s’acclimater sur quelque sol que le hasard le transporte. Pour noter en lui cette absence de personnalité, Ibsen lui attribue toutes les professions. Épave d’une troupe de comédiens dispersée après faillite, c’est lui qui, au premier acte, en qualité de factotum, hisse le pavillon chez les Wangel en l’honneur de l’arrivée d’Arnholm. En même temps, il brosse une toile disposée sur un chevalet et se sauve précipitamment en voyant arriver le bateau sur le fjord, car il va offrir ses services aux passagers : il est coiffeur, maître de danse, et le voici, au deuxième acte, guidant les touristes vers le point de vue. Ballested « ne marche pas par paire» comme Ellida avec Wangel, Bolette avec Arnholm, Hilde avec Lyngstrand. Il est seul, et non sans intention de l’auteur, qui sollicite ainsi l’esprit du spectateur à chercher, en dehors de la thèse matrimoniale qu’il développe, une application plus ample de l’idée de liberté et des symboles qu’il a construits.

En dehors de l’intrigue fantastique, en dehors de la pièce à thèse qui paraît prendre parti pour une émancipation de la jeune fille et s’adresse aux sociologues, il y a en effet dans la Dame de la mer une troisième pièce faite pour passionner une nouvelle catégorie d’esprits, et cette troisième pièce est, à vrai dire, la seule et véritable, dont les deux autres ne sont, en quelque sorte, que le moyen; pièce multiple d’ailleurs qui s’élève avec l’intelligence plus haute de chaque spectateur et selon l’idée maîtresse qui, plus ou moins suggérée par l’auteur, devient le thème et le coefficient du nouveau drame idéologique.

Ce qu’il nous faut donc considérer comme essentiel dans le drame d’Ibsen, c’est cela seulement qui rend possible cette troisième et multiple pièce.

Et cette pièce est possible dès qu’un système précis de relations est établi entre les différents personnages, tel qu’on vient de le voir fixé entre les personnages de la Dame de la mer, Ellida, Bolette, Hilde, Ballested qui s’ordonnnent tous vis-à-vis de l’Etranger selon une hiérarchie rigoureuse et en quelque sorte numérique: car dans son rapport avec lui, chacun d’eux pourrait être représenté par un chiffre. L’ensemble de ces chiffres séparés les uns des autres par des intervalles inviolables, qui paradoxalement les joignent en un organisme, cet ensemble forme le premier terme d’une proportion : plus ou moins touffu, plus ou moins chargé d’incidences, il a une physionomie personnelle et distincte. Or on sait que cette république de nombres ne sera pas désagrégée quant aux rapports entre eux de chacun de ses éléments, si l’on applique à chacun d’eux un même numérateur. Ce numérateur est ici le facteur idéologique, c’est-à-dire l’idée qui transforme la signification soit d’un fait, soit d’un personnage, – comme c’est le cas pour l’Étranger dans la Dame de la mer – et par là transpose l’aventure toute entière. Ce facteur idéologique est un élément essentiel de la représentation. Il en est le levier. L’auteur n’est pas tenu de préciser sa signification, comme il l’a fait sur un point dans la Dame de la mer; mais il doit nous faire sentir que ce facteur existe et qu’il veut être appliqué, le spectateur demeurant libre de l’imaginer, de tirer de la substance de son cerveau le motif an moyen duquel féconder le drame. Constatons d’ailleurs qu’au lieu d’un facteur idéologique, Ibsen a coutume d’en désigner plusieurs, que des allusions plus ou moins transparentes signalent. Il indique à l’investigation des chercheurs plusieurs pistes où l’herbe plus ou moins foulée laisse entrevoir ou dissimule la ligne brune du sentier. Les esprits avertis et rompus déjà à la gymnastique des idées préféreront sans doute, parmi les pièces de son théâtre, celles où une semblable désignation est plus obscure, celles en même temps, dont Solness le Constructeur réalise le type, qui, allégées de toute explication, sont réduites aux éléments essentiels de la suggestion dramatique : une aventure si bien liée dans toutes ses parties qu’elle est une forme merveilleuse où couler toute idée, une aventure d’intérêt si puéril, que l’allusion la plus légère ou la plus lointaine suffit à la transposer. A d’autres esprits un apprentissage est nécessaire : c’est pour ceux-ci qu’Ibsen ajoute parfois à l’exposé de l’aventure un développement idéologique. C’est à eux qu’est dédié le thème matrimonial de la Dame de la Mer exprimé de façon transparente par le jeu des trois couples et fait pour accoutumer les néophytes à déchiffrer sous les faits les attitudes de l’idée. Ce thème ne constitue pas au même titre que le facteur idéologique un élément essentiel du drame.- il peut être retranché et, de fait, il n’apparaît pas dans certaines pièces. Dans la Dame de la Mer, Ibsen l’a utilisé à préciser la relation numérique des personnages entre eux, mais cette relation eût pu être établie, comme dans Solness, par les contingences du scénario et, exhaussée par le symbole, elle eût suscité le drame idéologique dont elle est la figuration concrète.

Le théâtre d’Ibsen, comme toute œuvre d’art véridique, dote l’esprit, dans le même temps, d’une liberté sans limite et d’une méthode rigoureuse. Ainsi le spectateur est libre de varier à l’infini le développement idéologique contenu dans cette Dame de la Mer qui vient d’être analysée : mais sitôt qu’il a attaché à l’Etranger un sens nouveau, la relation instituée par  Ibsen entre tous ses personnages va nécessiter la signification de chacun d’eux, en rapport avec l’idée nouvellement élue. Car des intervalles comme musicaux séparent tous ces personnages, les situant les uns vis-à-vis des autres, et il en est de même des circonstances de la pièce qui, si puériles qu’elles apparaissent parfois, n’en sont pas moins coordonnées entre elles selon un ordre strict. Tout cet arrangement forme un appareil précis et conditionne rigoureusement le développement du thème nouveau. Des intelligences diverses sauront faire tenir dans cet appareil des éléments dissemblables; mais ces éléments une fois donnés s’amalgameront entre eux selon des lois fixes, s’opposeront et se concilieront au même endroit du drame que les personnages eux-mêmes qui les signifient, avec des degrés égaux dans la violence, et selon des correspondances inflexibles. Ainsi le même air, posé tour à tour sur des paroles profanes ou sacrées, évoque dans l’esprit une succession d’images différentes, selon une progression passionnelle identique. A entendre le drame ainsi transposé par le motif personnel qu’il y a fait tenir, le spectateur goûte la joie de considérer son idée se mouvoir et vivre selon chacune des péripéties de l’aventure, évoluer et progresser avec les gestes de la petite Hilde, et avec le débat de la Dame de la Mer, sa distinguer et se préciser par le contraste des propos, de Ballested, par les conversations de Bolette avec Arnholm. Tous ces personnages, avec leurs mouvements et leurs paroles visibles, vont évoquer pour lui un drame abstrait, composé d’attitudes cérébrales invisibles et fait à la ressemblance de l’intrigue concrète qui se joue sur les tréteaux. Entre les deux pièces, l’identité d’apparences résultera de ce qu’un même système de grandeurs proportionnelles imposera sa forme à l’une et à l’autre.

Ainsi ce qu’il convient d’admirer d’abord chez Ibsen c’est, en dehors de toute valeur immédiatement intelligible et avant toute application, la beauté architectonique de l’œuvre, le balancement harmonieux (les lignes qui la composent, la symétrie des proportions, la pure mathématique des grandeurs. Car c’est tout cet ensemble qui compose le merveilleux appareil de transposition qui est la création propre de l’artiste: une forme aux contours précis, mais vide, en sorte que tous les intellects y peuvent librement apporter des substances nouvelles. A cette beauté purement formelle, l’œuvre d’art emprunte son pouvoir de s’affranchir du temps : ses proportions sont telles qu’elle peut abriter des intelligences futures, riches de notions inconnues à l’époque de sa formation. D’où parfois son caractère d’apparence prophétique. Une phrase bien faite, par la seule vertu de sa construction, voit sa signification s’approfondir et se multiplier à travers la durée avec le progrès de la connaissance. C’est pourquoi, si vaste que l’on suppose l’intelligence d’un artiste, son œuvre s’élève, au point de vue de ce qu’elle embrasse, bien au-dessus de cette intelligence même. Elle tire sa valeur absolue non pas des concepts eux-mêmes que l’artiste y a inclus, mais de toute la hauteur dont elle domine ces concepts, de toute l’ouverture par où elle offre accès à de nouvelles idées. Son titre authentique est d’être une forme inaltérable. Par là l’œuvre d’art essentielle reproduit le phénomène de la vie qui, à travers l’écoulement indéfini de la substance, maintient, dans une rigidité, des formes pareilles. L’artiste qui crée, en vertu d’un don, une forme intellectuelle, – par la méthode insérée dans son œuvre et qui s’impose à tous les intellects se penchant sur elle, – s’associe tout effort, revendique tout apport idéologique du temps actuel et futur.

Parmi ces appareils de rêve et de mentalité que sont les œuvres d’art, le théâtre d’Ibsen est, entre tous, d’une extraordinaire perfection. On va en faire usage ici pour dégager, en toute indépendance, de la Dame de la Mer d’abord, puis de l’œuvre dramatique tout entier, l’un des aspects de cette troisième pièce invisible et multiple dont l’intrigue apparente, avec toute sa délicate ingéniosité et son charme souvent incomparable, est le signe et le moyen. On profitera de la liberté d’interprétation plénière, que laisse à chaque esprit l’œuvre d’art, pour insérer dans le magique appareil une idée de choix personnel, confiant dans la perfection du subtil mécanisme pour conférer à cette idée sa forme et la revêtir de prestige. Ainsi d’un mangeur d’opium qui se contente d’assurer à son demi-sommeil 1’audition de quelque phrase mélodique préférée et se fie à la bonté du poison pour développer en symphonie ce thème chétif. En cette troisième pièce, le fait essentiel d’une transsubstantiation va donc se manifester avec évidence, car chaque geste, chaque parole, chaque acte et chaque circonstance apparaîtront dépouillés de leur intérêt immédiat, pour n’être plus que les signes concrets qui, à la ressemblance d’une apparence naturelle, représenteront des apparences abstraites évoquées selon le gré d’une volonté particulière..

CHOIX D’UN FACTEUR IDÉOLOGIQUE (L’Evolution)

Le levier dont on fera usage ici pour transposer le théâtre d’Ibsen est l’idée d’évolution. Sous ce mot, il faut comprendre l’ensemble des attitudes adoptées par la Vie pour se manifester et pour durer. Ecartée l’idée inaccessible d’une création et d’une fin, quelle est la loi dit devenir ? Cette interrogation se décompose en deux autres –

Comment le présent maintient-il les acquisitions du passé c’est-à-dire : Quel est le mode conservateur de la vie ?

Comment l’avenir parvient-il à se différencier du présent C’est-à-dire : Quelle est la loi du changement ?

Une telle question est d’une extrême généralité, car elle embrasse le monde moral aussi bien que le monde physique. Et comme celui-ci, si obscur qu’il soit, se manifeste pourtant à nos yeux avec plus de sincérité que le monde moral, c’est aux sciences physiologiques qu’il convient de demander l’hypothèse dont la formule vaudra ensuite pour régir les phénomènes du inonde moral.

L’art d’une époque. comme l’eau reflète les vols d’oiseaux qui la dominent, reflète les idées qui durant cette même époque ont traversé les cervelles humaines. Aussi, n’y a-t-il pas matière à s’étonner si l’œuvre dramatique d’Ibsen reproduit un ordre de préoccupations qui a tenu tout le siècle attentif.

D’ailleurs, parmi toutes les pièces de son théâtre, la Dame de la mer est la seule qui trahisse par des allusions directes ce souci scientifique. Ballested, peintre symboliste à l’occasion, explique à Lyngstrand le sujet de son tableau : au fond d’un fjord, sur un récif, une sirène mourante; elle agonise dans cette eau saumâtre « parce qu’elle s’est égarée et ne sait plus retrouver le chemin de la mer». La nostalgie d’Ellida, exilée aussi des rivages marins, commente ce symbole par un nouveau symbole. Mais dans une conversation avec Arnholm, Mme Wangel précise l’hypothèse. « Nous n’appartenons pas à la terre ferme? » demande Arnholm. « Non. Je crois que si nous nous étions accoutumés, dès notre naissance à vivre sur mer, dans la mer même, nous serions peut-être beaucoup, beaucoup plus parfaits que nous ne le sommes. » Et elle pense que les hommes ont fait fausse route en devenant des animaux terrestres au lieu de devenir des animaux marins ». Le personnage d’Ellida hésitante entre Friman et Wangel, entre deux états différents de la vie, symbolise, à travers le vertige des siècles, vers quelque date géologique imprécise, l’épisode le plus poignant de la légende scientifique, la métamorphose de l’animalité marine en une animalité terrestre. La vie, enclose jusque là comme un embryon dans l’œuf marin, voit son enveloppe brisée; elle apparaît sur le limon terrestre, dans un milieu hostile, nue parmi l’atmosphère qui la touche et la baigne. Va-t-elle s’adapter à ces conditions nouvelles ? Va-t-elle mourir? La Dame de la Mer parviendra-t-elle à s’acclami, à s’acclimater ? Oui pourvu qu’elle soit libre, c’est-à-dire, dans la langue des lois physiques, pourvu que spontanément un changement s’accomplisse en elle qui la dote d’un organisme en harmonie avec les conditions du nouveau milieu. Or le changement s’accomplit. Wangel résilie le marché, le contrat qui les liait l’un à l’autre. « Maintenant, choisis ta route. Tu es libre, complètement libre », et aussitôt à l’Etranger qui l’appelle: « Entends-tu Ellida ! On sonne maintenant pour la dernière fois. Viens donc! » Ellida répond

d’une voix forte : « Jamais je ne vous suivrai après ce qui vient de se passer. » Après la longue crise douloureuse la métamorphose vient de se réaliser soudain. Ellida avec des poumons dilatés va pouvoir respirer maintenant parmi l’atmosphère qui l’environne.

Cet exode de l’animalité marine vers l’existence terrestre apparaît la grande crise de puberté de la vie organique, et, aux approches de la métamorphose, c’est l’effroi d’une agonie que traduit l’angoisse d’Ellida. Avant cet exode, c’est, dans le milieu marin, l’enfance de la vie : des formes s’ébauchent, s’essaient en des avatars sans fin et jamais ne s’achèvent. C’est une souplesse sans limite à revêtir toutes les apparences, a se diversifier à l’infini. C’est aussi une indépendance, un besoin nomade, un instinct de liberté qui ne se complaisent qu’en ce perpétuel changement, qui ne sauraient s’astreindre à se figer en quelque aspect particulier.

Mais avec l’avènement de la Vie sur la surface terrestre, une loi de fixité succède à cette loi de changement. Des formes déterminées apparaissent et persistent. Une différenciation de milieu aussi complète, qui commandait un remaniement profond du plan organique, a épuisé la virtualité des êtres et leur a imposé sans doute des caractères spécifiques désormais peu modifiables, – en déterminant leurs formes, a aboli leur pouvoir d’en prendre par la suite de nouvelles.

L’Etranger représente vis-à-vis d’Ellida la virtualité première de la Vie, cette faculté protéique à laquelle elle va renoncer pour l’avenir en l’exerçant une fois pour toutes et, lui remémorant tout le poème des possibles, il la fait hésiter longtemps sur le seuil de sa décision. « La décision ! La décision irrévocable à jamais » s’écrie-t-elle avec désespoir, alors qu’il la somme de choisir librement entre Wangel et lui.

Aussi, tandis que dans la pièce concrète l’Etranger demeure pour Ellida le fiancé, l’irréalisé, le rêve , Wangel est le mari, – c’est-à-dire la réalisation et en même temps la borne du rêve. Ellida, qui appartient désormais à Wangel s’interdit toutes autres aspirations. Sa vie, dans le présent et dans l’avenir, est définie; il n’est plus que de maintenir les termes du contrat, de perpétuer à travers les années l’ensemble de sentiments et de devoirs dont la formule idéale vient d’être posée.

Au point de vue symbolisé de l’évolution, l’Etranger représente, en un lieu inconnu de l’Espace et du Temps, la variabilité de la Vie organique, la jeunesse de la vie, sa virtualité, son pouvoir d’évoluer et de se transformer. Wangel représente au contraire la Vie adulte munie d’une forme invariable qu’elle va maintenir aussi longtemps que les circonstances le lui permettront, et qu’elle n’abandonnera que pour mourir.

Sous le jour de cette idée, l’Etranger et Wangel reflètent et concilient les deux hypothèses biologiques qui ont partagé le siècle et dont Cuvier et Lamarck ont fixé les lignes essentielles : celle de l’invariabilité des espèces et celle de la mutabilité des formes organiques sous l’influence du milieu. Ces deux hypothèses ne font elles-mêmes que traduire le double procédé de la Vie pour vivre. Et c’est, d’une part, un procédé de nouveauté, une tendance à varier et à recevoir les modifications de l’extérieur ; c’est, d’autre part, un procédé conservateur qui maintient et fixe en les répétant les propriétés acquises par la tendance à varier. L’existence simultanée de ces deux forces crée entre elles un antagonisme : mais cet antagonisme est la condition même et le support du phénomène de la Vie. Supprimée la modalité conservatrice, aucune forme ne parviendrait à se manifester, les conditions extérieures en perpétuel changement détruisant à peine ébauchés les avatars d’une substance trop malléable. Mais sitôt que le principe conservateur triompherait en une forme et lui interdirait définitivement de varier, celle-ci serait condamnée à mourir et elle s’éteindrait en effet dès que les conditions extérieures auxquelles elle aurait perdu le pouvoir de s’adapter ne seraient plus compatibles avec son organisation spéciale.

On ne saurait prétendre, est-il besoin de l’exprimer, que le passage de la vie marine à la vie terrestre marque en réalité pour les organismes la fin du pouvoir d’évoluer. Mais on ne saurait douter non plus qu’à une certaine date de la vie organique, ce pouvoir prenne fin; or, c’est cette déchéance que dénonce pour nous l’exode zoologique symbolisé dans la Dame de la Mer. Le triomphe de Wangel sur l’Etranger dans le cœur d’Ellida, voici donc pour nous l’épisode suprême qui soustrait la Vie à l’empire de la tendance à varier et la soumet définitivement à l’action de l’hérédité. Désormais, l’espèce est créée; en elle toute virtualité est éteinte. Elle ne pourra plus recevoir de l’extérieur que des modifications restreintes, celles qui ne lui feront pas perdre son caractère spécifique. Une action trop violente du dehors pourra l’abolir, mais non plus la changer. De ce point de vue, l’espèce pourrait être définie, un organisme parvenu au point de détermination où l’extérieur est impuissant à le modifier. Les espèces que l’on serait tenté de dire nouvelles ne sortiraient donc pas des espèces plus anciennes. Elles prendraient leur origine à une date antérieure à la décision d’Ellida, dans la même matrice où les espèces anciennes ont pris la leur, dans cette matière première de la Vie, docile encore à l’action de l’extérieur. – Telles sont les conclusions qu’il était nécessaire d’enregistrer : car, appliquées au monde moral, elles vont entraîner des conséquences inattendues dont les pièces d’Ibsen seront le commentaire.

Tel est aussi ce drame de la Dame de la Mer dont les décors devraient être brossés en un paysage préhistorique sur les indications d’un paléontologue. Dans nul autre, on l’a remarqué déjà, Ibsen n’a fait d’allusions aussi directes aux lois qui régissent la formation et l’évolution des espèces, Mais cette indication, une fois donnée, va suffire pour évoquer désormais en notre esprit, à l’occasion des autres pièces qui semblent traiter seulement des attitudes morales de la Vie, cette correspondance physiologique.


[1] La Revue blanche

Lettre à Freud / C.G. Jung


Lettre à Freud du 10 octobre 1907

Correspondance Tome 1, Gallimard,1975, p145-148

Burghölzli-Zurich, 10. X. 07.

Très honoré Monsieur le Professeur!

Recevez les plus chaleureux remerciements pour l’excellente photographie et la splendide médaille. Tous deux me font extraordinairement plaisir. Je vais immédiatement vous envoyer également mon portrait, bien qu’un tel acte me semble presque ridicule.

Hier et aujourd’hui j’ai à nouveau été terriblement fâché à cause de Weygandt[1], qui a publié un article plus qu’idiot dans la Monatsschrift de Ziehen. C’est l’une des pires choses qu’on ait jamais déblatérées. Et méchante ! Je connais Weygandt personnellement, c’est un hystérique par excellence et bourré de complexes du haut jusqu’en bas, de sorte qu’il ne sort pas une parole naturelle de son gosier; il est aussi beaucoup plus sot qu’Aschaffenburg. Je n’aurais jamais pensé que les savants allemands puissent produire autant de basse méchanceté. Derrière ce triste avers, je jouis actuellement d’un magnifique revers grâce au traitement d’une jeune femme atteinte de dementia praecox. Chaque cas bien analysable est, n’est-ce pas, quelque chose d’esthétiquement beau, mais ce cas en particulier, car il copie exactement la Femme de la mer d’Ibsen[2]. La construction du drame, la façon dont le nœud est agencé sont identiques à Ibsen, mais la péripétie et le dénouement ne mènent pas à la libération de la libido, mais au crépuscule de l’auto-érotisme, où le vieux dragon s’empare à nouveau de toute la libido qui lui appartient. Le noeud n’est pas dénoué, mais tranché.

La patiente aime de loin un jeune homme riche, X., apparemment sans être aimée en retour. Sur des conseils elle se fiance à un homme, A., convenable et bien éduqué, mais insignifiant. Elle apprend, peu après ses fiançailles, d’un ami de X., que X. s’est lourdement ressenti de ses fiançailles. Sur ce, violente irruption de la passion. Profonde dépression; ce n’est que sur les conseils insistants de ses parents qu’elle se marie. Elle refuse le coït à son mari pendant les trois quarts d’une année. L’homme est touchant de patience, la mère la presse, finalement elle cède et permet, rarement, un coït absolument frigide. Conception. La dépression se relâche lentement un peu. Naissance d’une fille, qui est saluée avec une joie exaltée et aimée d’un amour surnaturel. La dépression est comme effacée. De temps en temps joie déchaînée, elle loue de manière enflée le bonheur de son mariage. Coït frigide comme auparavant. Peu de temps après les couches, elle est prise d’accès d’orgasmes avec onanisme pulsionnel et accompagné de la représentation de son ancien bien-aimé. L’enfant n’est habillée que de bleu. Elle ressemble tout à fait à son mari, mais a quelque chose de particulier en elle, – les yeux – ce ne sont ni les siens, ni ceux de son mari, ce sont de « merveilleux yeux bruns », les yeux de son ancien bien-aimé. Après une seconde grossesse, elle met au monde un garçon, qu’elle déteste dès le début, bien qu’elle ait désiré la grossesse. Jusque-là Ibsen. Puis vient l’antique fatalité. Au bout de deux ans, la fillette meurt. La patiente tombe dans une crise dans laquelle elle blasphème : « Pourquoi Dieu prend-il mon enfant, pourquoi prend-il seulement les beaux enfants et pas les infirmes? On dit qu’il prend les enfants au ciel, ce n’est pas vrai, et si même c’était vrai, on ne sait quand même pas ce qu’il fait avec eux là-bas! » (C’est ainsi qu’est qualifié l’amour pour l’enfant!) Dès lors agitée, colérique, bat son mari, menace de «jeter le garçonnet contre le premier mur venu ». Poussées de suicide, etc. Internement. Ici, au début, profondément déprimée, puis plus gaie avec transfert sur moi, parce que j’ai les yeux bruns et une haute stature. Au moment où l’analyse touche à la sexualité refoulée pendant son mariage, soudaine irruption d’une violente excitation sexuelle, qui se calme après quelques heures. Les rêves sont intéressants dans la mesure où ils montrent que son inconscient ne veut en fait pas seulement tuer le garçon, mais aussi la fillette bien-aimée (en tant qu’enfants du mari?); la fillette semble n’être qu’une figure symbolique du bien-aimé. Il me semble que nous sommes dans ce cas décidément devant une causalité psychogène.

Particulièrement intéressante du point du vue théorique est la circonstance que le moment où apparaît la maladie est celui où réussit le refoulement du bien-aimé gênant, après la première naissance; à ce moment-là, l’orgasme sexuel s’est émancipé, mais sans gêner durablement la personnalité dans son adaptation au mariage.

J’aimerais vous demander votre conseil expérimenté dans une autre affaire. Une dame guérie d’une névrose obsessionnelle fait de moi l’objet de ses fantasmes sexuels excessifs, qu’elle reconnaît, et qui lui pèsent sérieusement. Elle reconnaît mon rôle dans ses fantasmes comme maladif et aimerait par conséquent se détacher de moi et refouler ces fantasmes. Que faut-il faire? Faut-il poursuivre le traitement, qui procure à la patiente, elle l’avoue, un plaisir voluptueux, ou faut-il la repousser? Ce cas vous est certainement familier jusqu’au dégoût; que faites-vous dans de tels cas?

(…)

Avec mes meilleures salutations et mes plus cordiaux remerciements,

Votre entièrement dévoué

Jung


[1] Wilhelm Weygandt (187o-ig3g), professeur de psychiatrie à Würzburg; il traite de la monographie de Jung dans ses « Kritische Bemerkungen zur Psychologie der Dementia praecox », Monatsschrift für Psychiatrie und Neurologie, vol. XXII, 1907.

[2] Fruen fra Havet (publ. 1888).

The Quintessence of ibsenism / George Bernard Shaw

The Lady from the sea – 1888

Tiré de The Quintessence of ibsénism, de George Bernard Shaw, 1891

(…) Ibsen’s next play, though It deals with the old theme, does not insist on the power of Ideals to kill, as the two previous plays do. It rather deals with the origin of ideals In unhappiness, in dissatisfaction with the real. The subject of The Lady from the Sea Is the most poetic fancy imaginable. A young woman, brought up on the sea-coast, marries a respectable doctor, a widower, who idolizes her and places her in his household with nothing to do but dream and be made much of by everybody. Even the house- keeping is done by her stepdaughter : she has no responsibility, no care, and no trouble. In other words, she is an idle, helpless, utterly dependent article of luxury. A man turns red at the thought of being such a thing; but he thoughtlessly accepts a pretty and fragile-looking woman in the same position as a charming natural picture. The lady from the sea feels an indefinite want in her life. She reads her want into all other lives, and comes to the conclusion that man once had to choose whether he would be a land animal or a creature of the sea; and that having chosen the land, he has carried about with him ever since a secret sorrow for the element he has forsaken. The dissatisfaction that gnaws her is, as she interprets it, this desperate longing for the sea. When her only child dies and leaves her without the work of a mother to give her a valid place in the world, she yields wholly to her longing, and no longer cares for her husband, who, like Rosmer, begins to fear that she is going mad. 99At last a seaman appears and claims her as his wife on the ground that they went years before through a rite which consisted of their marrying the sea by throwing their rings into it. This man, who had to fly from her in the old time because he killed his captain, and who fills her with a sense of dread and mystery, seems to her to embody the mystic attraction the sea has for her. She tells her husband that she must go away with the seaman. Naturally the doctor expostulates declares that he cannot for her own sake let her do so mad a thing. She replies that he can only prevent her by locking her up, and asks him what satisfaction it will be to him to have her body under lock and key whilst her heart is with the other man. In vain he urges that he will only keep her under restraint until the seaman goes that he must not, dare not, allow her to ruin herself. Her argument remains unanswer- able. The seaman openly declares that she will come; so that the distracted husband asks him does he suppose he can force her from her home. ‘To this the seaman replies that, on the contrary, unless she comes of her own free will there is no satisfaction to him in her coming at all: the un- answerable argument again. She echoes it by demanding her freedom to choose. Her husband must cry off his law-made and Church-made bar- gain; renounce his claim to the fulfilment of her vows; and leave her free to go back to the sea with her old lover. Then the doctor, with a heavy heart, drops his prate about his heavy responsibility for her actions, and throws the responsibility on her by crying off as she demands. The moment she feels herself a free and responsible woman, all her childish fancies vanish: the seaman becomes simply an old acquaintance whom she no longer cares for; and the doctor’s affection produces its natural effect. In short, she says No to the seaman, and takes over the house- keeping keys from her stepdaughter without any further maunderings over that secret sorrow for the abandoned sea. It should be noted here that Ellida [call her Eleeda], the Lady from the Sea, seems more fantastic to English readers than to Norwegian ones. The same thing is true of many other characters drawn by Ibsen, notably Peer Gynt, who, if born in England, would certainly not have been a poet and metaphysician as well as a blackguard and a speculator. The extreme type of Norwegian, as depicted by Ibsen, imagines himself doing won- derful things, but does nothing. He dreams as no Englishman dreams, and drinks to make him- self dream the more, until his effective will is destroyed, and he becomes a broken-down, dis- reputable sot, carrying about the tradition that he is a hero, and discussing himself on that as- sumption. Although the number of persons who dawdle their life away over fiction in England must be frightful, and is probably increasing, yet their talk is not the talk of Ulric Brendel, Rosmer, Ellida, or Peer Gynt; and it is for this reason that Rosmersholm and The Lady from the Sea strike English audiences as more fantastic and less literal than A Doll’s House and the plays in which the leading figures are men and women of action, though to a Norwegian there is probably no difference in this respect.

Suggestion et psychanalyse / Sandor Ferenczi

 

Sandor Ferenczi

Suggestion et psychanalyse

Psychanalyse I Œuvres complètes, Tome 1: 1908-1912. Traduction de J. Dupont, Éditions Payot, 1968

 

(…) Il n’est pas rare de retrouver dans nos analyses le drame qui se joue de façon si émouvante dans la pièce d’Ibsen, La Dame de la Mer. L’héroïne est la femme d’un médecin qui, bien qu’elle ait tout pour être heureuse, est la victime d’obsessions graves. La mer, rien que la mer remplit tout son univers affectif. Toute la tendresse de son entourage, de sa famille, glisse sur elle sans l’atteindre. Son mari affligé mobilise tout l’arsenal de la science pour rétablir l’équilibre affectif de sa femme : la réassurance, la diversion, les distractions de toutes sortes, rien n’y fait. Finalement, au moyen d’un interrogatoire psychanalytique en règle, il découvre que le mal imaginaire de sa femme provient d’un chagrin réel. Le souvenir d’un marin, un aventurier, à qui elle s’était promise lorsqu’elle était jeune fille, troublait sa quiétude. Elle était continuellement tourmentée par l’idée qu’elle n’aimait pas vraiment son mari, qu’elle l’avait épousé par intérêt, et que son cœur appartenait toujours au marin. À la fin du drame le marin revient effectivement et réclame son dû. Le mari veut d’abord retenir sa femme de force, mais bien vite il comprend que quatre murs peuvent retenir le corps d’un être certes, Mais non ses sentiments. Il rend donc à sa femme le droit de disposer d’elle-même et la laisse libre de choisir entre lui et l’aventurier. Et dès l’instant où elle est libre de choisir, c’est à nouveau son mari qu’elle choisit ; cette décision librement prise met fin à tout jamais à la pensée torturante de n’aimer son mari que par intérêt.

Ce que le poète peut se permettre – faire revivre des personnages selon son bon plaisir – n’est guère possible pour le psychanalyste. Mais la fantaisie délivrée de ses liens par l’analyse peut évoquer les souvenirs du passé avec une force extraordinaire ; il apparaît alors souvent, comme chez La Dame de la Mer, que le souci ou la pensée inconsciente qui a valu tant de tourments inutiles au malade ne pouvait le troubler que tant qu’il restait dans l’inconscient, à l’abri de la lumière démystifiante de la conscience.

Et si l’analyse découvre que l’idée ou l’angoisse refoulées, compromettant l’équilibre psychique de l’individu, conservent leur actualité, abritent encore des conflits, la nécessité demeure de les dévoiler et de les exposer clairement à nous-même et à notre patient.

Les maux réels, souvent, ont aussi un remède ; mais à la condition de connaître ces maux. Si La Dame de la Mer, confrontée à la liberté de choisir, sentait toujours qu’elle n’aime pas son mari, alors, qu’elle divorce. Elle pourra toujours ensuite réfléchir si elle doit suivre cet aventurier ou bien ne suivre ni son mari, brave homme qu’elle n’aime pas, ni l’homme séduisant mais sans foi, et, rompant avec les deux, se fixer des buts nouveaux, qui pourraient lui offrir quelque compensation.

Et ce serait là un exemple de la troisième éventualité, où le problème reste insoluble même après analyse. On pourrait penser que dans ce cas il vaut quand même mieux combattre une obsession absurde, comme l’amour monomaniaque de la mer, que la cruelle réalité. Mais il n’en est rien. La caractéristique majeure des symptômes névrotiques est l’impossibilité de leur trouver une solution, et par conséquent, leur indestructibilité. Le complexe dissimulé dans l’inconscient tel un noyau volcanique, se remplit sans cesse d’énergie, et lorsque la tension atteint un certain niveau, de nouvelles éruptions se produisent. Seul ce qui a été pleinement vécu et compris peut perdre de sa force, de son intensité affective. La compréhension complète est suivie par un « étalement associatif » de la tension affective. Il faut savoir que le deuil aussi a deux formes ; le deuil physiologique et le deuil pathologique. Dans la première forme, la paralysie psychique initiale est bientôt suivie par une résignation philosophique ; les soucis et les devoirs de l’avenir permettent à l’instinct de conservation de reprendre ses droits. Lorsque que des années, des décades se passent sans que le sentiment de deuil s’apaise, nous pouvons être certaine que l’endeuillé ne pleure pu seulement la personne et le souvenir dont il a conscience, mais que, du fond de l’inconscient, d’autres motifs de dépression viennent profiter du deuil actuel pour se manifester.

L’analyse transforme le deuil pathologique en deuil physiologique et le rend ainsi accessible à l’érosion du temps et de la vie, tel un cristal qui reste intact tant qu’il est enfoui dans les profondeurs de la terre, mais s’altère sous l’effet de la pluie, du gel, de la neige et du soleil dès qu’il est amené à la surface (…).