De la transsubstanciation dramatique / Jules de Gaultier

De la Transubstantiation dramatique

Article de Jules de Gaultier dans La Revue blanche (1889-1903)

(…) Voici une pièce qui renferme, outre les éléments primordiaux constitutifs de tout drame d’Ibsen, un exemple de cette sorte : La Dame de la Mer.

Evoluant au premier plan du drame, c’est l’intrigue que l’on connaît : les fiançailles d’Ellida avec un marin, personnage dont on sait à peine tout d’abord s’il est réel, mais qui exerce sur la jeune fille un étrange pouvoir. Puis, le mariage d’Ellida avec le Dr Wangel, ses vains efforts pour se soustraire à la tyrannie du souvenir, sa maladie de langueur, les lettres de Johnston qui, bien qu’averti du mariage de sa fiancée, semble l’ignorer et promet toujours de venir la prendre, l’attente anxieuse de la jeune femme, dominée par une fascination irrésistible; enfin l’apparition de l’homme derrière la haie du jardin et le débat final qui se formule pour le spectateur de curiosité rudimentaire en cette alternative : Ellida va-t-elle suivre Johnston, son premier fiancé, ou va-t-elle demeurer auprès du Docteur Wangel, son mari ? Mais en ce dernier acte, Johnston déjà n’est plus Johnston : par l’apparence à moitié réelle et à moitié fantastique qu’il lui a prêtée, Ibsen a posé sa valeur de symbole, il l’a signalé comme le facteur idéologique de son drame. En effet, de la signification qui sera attribuée à son personnage, va suivre l’interprétation de la pièce toute entière. Or, cette signification est ici, d’une part, merveilleusement large et indéterminée, – en sorte qu’elle ménage à l’esprit du spectateur toute libre initiative, – et, en même temps, elle est précisée presque grossièrement en vue du développement idéologique dont l’exemple particulier est joint. Le fiancé d’Ellida, qui a nom Johnston au premier acte, lorsqu’il matérialise le rêve sentimental de la jeune fille, devient ensuite l’Américain, puis l’Etranger; il est tantôt celui-ci et tantôt celui-là, comme s’il pouvait prendre l’infinité de toutes les formes de la vie. Mais il se nomme aussi Frimann, et cette dénomination évoque d’une façon transparente la thèse de liberté qu’Ibsen développe dans sa pièce, thèse exprimée au dernier acte lorsqu’Ellida, hésitante, entre les deux hommes, choisit spontanément Wangel dès qu’elle est libre de choisir.

Ainsi, dans cette dernière scène qui dénoue l’intrigue sentimentale, la pièce philosophique apparaît. – « Oui, oui, je vous assure, madame Wangel, que nous nous acclimatons. – Oui, monsieur Ballested, pourvu que nous soyions libres – Et responsables, ma chère Ellida », ajoute Wangel. – « Et responsables, tu as raison », acquiesce Ellida. La responsabilité morale a donc pour condition la liberté absolue dont elle est le corrélatif. Tout individu porte en lui une tendance intérieure qui constitue sa personnalité, qui est, à vrai dire, sa réalité essentielle. Tant que cette tendance ne peut s’exercer librement, la réalité individuelle est abolie, elle est inexistante, en sorte que l’individu, n’étant pas, ne saurait être responsable d’actes dont il n’est pas, à vrai dire, l’auteur.

Au moyen de cet énoncé philosophique, voici le rôle de Frimann précisé. Il est matérialisé pour les besoins de la représentation théâtrale, l’élément personnel irréductible qui est en chaque être, et qui, contrarié par quelque circonstance, par quelque décision prise à son encontre, élève la réclamation de son droit contre le dommage qu’il a subi. Ainsi d’un ressort comprimé par une force étrangère et dont toute l’énergie est tendue à se redresser. À quel point Ibsen est parvenu à différencier l’objet de sa représentation de l’élément dont il se sert pour le figurer, on le voit d’après cet exemple. L’étranger devient ici le signe concret d’une entité abstraite. Une valeur autre que celle qu’il figure extérieurement lui a été attachée : désormais à chacun de ses mouvements extérieurs va correspondre un déplacement de l’idée qu’il signifie. De plus, tous les autres personnages du drame, pour se mettre d’accord avec la valeur symbolique de ce personnage clairement exprimée par l’auteur, vont être tenus de signifier eux-mêmes quelque aspect particulier de l’idée en scène, en sorte qu’au moyen de cette clef qui nous ouvre la signification algébrique de tous les figurants, pris comme des signes concrets, une pièce nouvelle et purement idéologique va se jouer devant nous.

Voici trois femmes pourvues de personnalités plus ou moins fortes. L’Etranger tient lieu de commune mesure entre elles. Il représente pour chacune, en opposition avec le réel, tout le possible et il extériorise aussi l’énergie, avec son degré précis, de la tendance intérieure qui constitue leur individualité distincte. Son pouvoir va donc grandir en raison de la violence de chaque personnage. – Wangel représente, pour Ellida, la contrainte d’une réalité trop étroite, qui, limitant l’horizon de la jeune fille, excluant tout le possible, semble supprimer le choix. Car Ellida a vécu dans l’isolement du phare, loin du contact multiple des réalités. Elle est de plus une individualité puissante, une force qui refuse de s’exercer si elle n’est pas assurée de suivre sa loi. Ces deux conditions réunies autour d’elle et en elle-même, et qui fondent le pouvoir de l’Etranger sur un être, justifient la violence dramatique de sa longue hésitation.

Bolette avec Arnholm reproduit avec une intensité amoindrie le même conflit. La maison où elle vit retirée, près de l’étang des carassins, a pour elle la même signification symbolique que pour Ellida le phare solitaire. Pourtant la vie, avec ses figurants, longe la haie qui borde le jardin et Bolette est d’ailleurs d’individualité moins puissante que la Dame de la mer. On sent en elle une malléabilité de nature capable de se prêter à plusieurs adaptations et, de fait, sans crise douloureuse, après un bref sursis, elle accepte de limiter à Arnholm son désir d’inconnu.

Il en est bien autrement de la petite Hilde vis-à-vis de Lyngstrand. Hilde représente un degré d’énergie tout à fait supérieur. Incapable de sacrifier quelque part de sa personnalité ni par faiblesse ni par bonté, elle est indemne de nos vertus comme de nos vices. Son charme procède de cette indépendance et de ce qu’une nouveauté irréductible est en elle. Lyngstrand a demandé à Bolette de lui consacrer une pensée chaque jour quand il sera parti, afin que son art en profite, et déjà il suppute qu’Hilde, devenue plus grande, pourra remplir vis-à-vis de lui le même office. Mais la petite Hilde n’accepte pas de subordonner son existence à une autre existence. Et c’est elle qui railleusement assigne à Lyngstrand un rôle sacrifié dans le décor de sa vie. « Croyez-vous, lui demande-t-elle, que cela m’ira bien d’être tout en noir? » Et comme l’artiste imagine d’elle un délicieux portrait, « une jeune veuve en grand deuil », elle rectifie: « une jeune fiancée en deuil».

En contraste avec Ellida et bien au-dessous de Bolette, l’étonnant Ballested bouffonne sur les tréteaux comme un clown entre deux exercices. L’Etranger n’a qu’un bien faible empire sur Ballested. Ballested est sourd à ses revendications. Mais il supplée la liberté de choisir sa vie par une souplesse infinie à s’accommoder de toutes les circonstances. D’individualité amorphe, il est prêt toujours à s’accli, à s’acclimater sur quelque sol que le hasard le transporte. Pour noter en lui cette absence de personnalité, Ibsen lui attribue toutes les professions. Épave d’une troupe de comédiens dispersée après faillite, c’est lui qui, au premier acte, en qualité de factotum, hisse le pavillon chez les Wangel en l’honneur de l’arrivée d’Arnholm. En même temps, il brosse une toile disposée sur un chevalet et se sauve précipitamment en voyant arriver le bateau sur le fjord, car il va offrir ses services aux passagers : il est coiffeur, maître de danse, et le voici, au deuxième acte, guidant les touristes vers le point de vue. Ballested « ne marche pas par paire» comme Ellida avec Wangel, Bolette avec Arnholm, Hilde avec Lyngstrand. Il est seul, et non sans intention de l’auteur, qui sollicite ainsi l’esprit du spectateur à chercher, en dehors de la thèse matrimoniale qu’il développe, une application plus ample de l’idée de liberté et des symboles qu’il a construits.

En dehors de l’intrigue fantastique, en dehors de la pièce à thèse qui paraît prendre parti pour une émancipation de la jeune fille et s’adresse aux sociologues, il y a en effet dans la Dame de la mer une troisième pièce faite pour passionner une nouvelle catégorie d’esprits, et cette troisième pièce est, à vrai dire, la seule et véritable, dont les deux autres ne sont, en quelque sorte, que le moyen; pièce multiple d’ailleurs qui s’élève avec l’intelligence plus haute de chaque spectateur et selon l’idée maîtresse qui, plus ou moins suggérée par l’auteur, devient le thème et le coefficient du nouveau drame idéologique.

Ce qu’il nous faut donc considérer comme essentiel dans le drame d’Ibsen, c’est cela seulement qui rend possible cette troisième et multiple pièce.

Et cette pièce est possible dès qu’un système précis de relations est établi entre les différents personnages, tel qu’on vient de le voir fixé entre les personnages de la Dame de la mer, Ellida, Bolette, Hilde, Ballested qui s’ordonnnent tous vis-à-vis de l’Etranger selon une hiérarchie rigoureuse et en quelque sorte numérique: car dans son rapport avec lui, chacun d’eux pourrait être représenté par un chiffre. L’ensemble de ces chiffres séparés les uns des autres par des intervalles inviolables, qui paradoxalement les joignent en un organisme, cet ensemble forme le premier terme d’une proportion : plus ou moins touffu, plus ou moins chargé d’incidences, il a une physionomie personnelle et distincte. Or on sait que cette république de nombres ne sera pas désagrégée quant aux rapports entre eux de chacun de ses éléments, si l’on applique à chacun d’eux un même numérateur. Ce numérateur est ici le facteur idéologique, c’est-à-dire l’idée qui transforme la signification soit d’un fait, soit d’un personnage, – comme c’est le cas pour l’Étranger dans la Dame de la mer – et par là transpose l’aventure toute entière. Ce facteur idéologique est un élément essentiel de la représentation. Il en est le levier. L’auteur n’est pas tenu de préciser sa signification, comme il l’a fait sur un point dans la Dame de la mer; mais il doit nous faire sentir que ce facteur existe et qu’il veut être appliqué, le spectateur demeurant libre de l’imaginer, de tirer de la substance de son cerveau le motif an moyen duquel féconder le drame. Constatons d’ailleurs qu’au lieu d’un facteur idéologique, Ibsen a coutume d’en désigner plusieurs, que des allusions plus ou moins transparentes signalent. Il indique à l’investigation des chercheurs plusieurs pistes où l’herbe plus ou moins foulée laisse entrevoir ou dissimule la ligne brune du sentier. Les esprits avertis et rompus déjà à la gymnastique des idées préféreront sans doute, parmi les pièces de son théâtre, celles où une semblable désignation est plus obscure, celles en même temps, dont Solness le Constructeur réalise le type, qui, allégées de toute explication, sont réduites aux éléments essentiels de la suggestion dramatique : une aventure si bien liée dans toutes ses parties qu’elle est une forme merveilleuse où couler toute idée, une aventure d’intérêt si puéril, que l’allusion la plus légère ou la plus lointaine suffit à la transposer. A d’autres esprits un apprentissage est nécessaire : c’est pour ceux-ci qu’Ibsen ajoute parfois à l’exposé de l’aventure un développement idéologique. C’est à eux qu’est dédié le thème matrimonial de la Dame de la Mer exprimé de façon transparente par le jeu des trois couples et fait pour accoutumer les néophytes à déchiffrer sous les faits les attitudes de l’idée. Ce thème ne constitue pas au même titre que le facteur idéologique un élément essentiel du drame.- il peut être retranché et, de fait, il n’apparaît pas dans certaines pièces. Dans la Dame de la Mer, Ibsen l’a utilisé à préciser la relation numérique des personnages entre eux, mais cette relation eût pu être établie, comme dans Solness, par les contingences du scénario et, exhaussée par le symbole, elle eût suscité le drame idéologique dont elle est la figuration concrète.

Le théâtre d’Ibsen, comme toute œuvre d’art véridique, dote l’esprit, dans le même temps, d’une liberté sans limite et d’une méthode rigoureuse. Ainsi le spectateur est libre de varier à l’infini le développement idéologique contenu dans cette Dame de la Mer qui vient d’être analysée : mais sitôt qu’il a attaché à l’Etranger un sens nouveau, la relation instituée par  Ibsen entre tous ses personnages va nécessiter la signification de chacun d’eux, en rapport avec l’idée nouvellement élue. Car des intervalles comme musicaux séparent tous ces personnages, les situant les uns vis-à-vis des autres, et il en est de même des circonstances de la pièce qui, si puériles qu’elles apparaissent parfois, n’en sont pas moins coordonnées entre elles selon un ordre strict. Tout cet arrangement forme un appareil précis et conditionne rigoureusement le développement du thème nouveau. Des intelligences diverses sauront faire tenir dans cet appareil des éléments dissemblables; mais ces éléments une fois donnés s’amalgameront entre eux selon des lois fixes, s’opposeront et se concilieront au même endroit du drame que les personnages eux-mêmes qui les signifient, avec des degrés égaux dans la violence, et selon des correspondances inflexibles. Ainsi le même air, posé tour à tour sur des paroles profanes ou sacrées, évoque dans l’esprit une succession d’images différentes, selon une progression passionnelle identique. A entendre le drame ainsi transposé par le motif personnel qu’il y a fait tenir, le spectateur goûte la joie de considérer son idée se mouvoir et vivre selon chacune des péripéties de l’aventure, évoluer et progresser avec les gestes de la petite Hilde, et avec le débat de la Dame de la Mer, sa distinguer et se préciser par le contraste des propos, de Ballested, par les conversations de Bolette avec Arnholm. Tous ces personnages, avec leurs mouvements et leurs paroles visibles, vont évoquer pour lui un drame abstrait, composé d’attitudes cérébrales invisibles et fait à la ressemblance de l’intrigue concrète qui se joue sur les tréteaux. Entre les deux pièces, l’identité d’apparences résultera de ce qu’un même système de grandeurs proportionnelles imposera sa forme à l’une et à l’autre.

Ainsi ce qu’il convient d’admirer d’abord chez Ibsen c’est, en dehors de toute valeur immédiatement intelligible et avant toute application, la beauté architectonique de l’œuvre, le balancement harmonieux (les lignes qui la composent, la symétrie des proportions, la pure mathématique des grandeurs. Car c’est tout cet ensemble qui compose le merveilleux appareil de transposition qui est la création propre de l’artiste: une forme aux contours précis, mais vide, en sorte que tous les intellects y peuvent librement apporter des substances nouvelles. A cette beauté purement formelle, l’œuvre d’art emprunte son pouvoir de s’affranchir du temps : ses proportions sont telles qu’elle peut abriter des intelligences futures, riches de notions inconnues à l’époque de sa formation. D’où parfois son caractère d’apparence prophétique. Une phrase bien faite, par la seule vertu de sa construction, voit sa signification s’approfondir et se multiplier à travers la durée avec le progrès de la connaissance. C’est pourquoi, si vaste que l’on suppose l’intelligence d’un artiste, son œuvre s’élève, au point de vue de ce qu’elle embrasse, bien au-dessus de cette intelligence même. Elle tire sa valeur absolue non pas des concepts eux-mêmes que l’artiste y a inclus, mais de toute la hauteur dont elle domine ces concepts, de toute l’ouverture par où elle offre accès à de nouvelles idées. Son titre authentique est d’être une forme inaltérable. Par là l’œuvre d’art essentielle reproduit le phénomène de la vie qui, à travers l’écoulement indéfini de la substance, maintient, dans une rigidité, des formes pareilles. L’artiste qui crée, en vertu d’un don, une forme intellectuelle, – par la méthode insérée dans son œuvre et qui s’impose à tous les intellects se penchant sur elle, – s’associe tout effort, revendique tout apport idéologique du temps actuel et futur.

Parmi ces appareils de rêve et de mentalité que sont les œuvres d’art, le théâtre d’Ibsen est, entre tous, d’une extraordinaire perfection. On va en faire usage ici pour dégager, en toute indépendance, de la Dame de la Mer d’abord, puis de l’œuvre dramatique tout entier, l’un des aspects de cette troisième pièce invisible et multiple dont l’intrigue apparente, avec toute sa délicate ingéniosité et son charme souvent incomparable, est le signe et le moyen. On profitera de la liberté d’interprétation plénière, que laisse à chaque esprit l’œuvre d’art, pour insérer dans le magique appareil une idée de choix personnel, confiant dans la perfection du subtil mécanisme pour conférer à cette idée sa forme et la revêtir de prestige. Ainsi d’un mangeur d’opium qui se contente d’assurer à son demi-sommeil 1’audition de quelque phrase mélodique préférée et se fie à la bonté du poison pour développer en symphonie ce thème chétif. En cette troisième pièce, le fait essentiel d’une transsubstantiation va donc se manifester avec évidence, car chaque geste, chaque parole, chaque acte et chaque circonstance apparaîtront dépouillés de leur intérêt immédiat, pour n’être plus que les signes concrets qui, à la ressemblance d’une apparence naturelle, représenteront des apparences abstraites évoquées selon le gré d’une volonté particulière..

CHOIX D’UN FACTEUR IDÉOLOGIQUE (L’Evolution)

Le levier dont on fera usage ici pour transposer le théâtre d’Ibsen est l’idée d’évolution. Sous ce mot, il faut comprendre l’ensemble des attitudes adoptées par la Vie pour se manifester et pour durer. Ecartée l’idée inaccessible d’une création et d’une fin, quelle est la loi dit devenir ? Cette interrogation se décompose en deux autres –

Comment le présent maintient-il les acquisitions du passé c’est-à-dire : Quel est le mode conservateur de la vie ?

Comment l’avenir parvient-il à se différencier du présent C’est-à-dire : Quelle est la loi du changement ?

Une telle question est d’une extrême généralité, car elle embrasse le monde moral aussi bien que le monde physique. Et comme celui-ci, si obscur qu’il soit, se manifeste pourtant à nos yeux avec plus de sincérité que le monde moral, c’est aux sciences physiologiques qu’il convient de demander l’hypothèse dont la formule vaudra ensuite pour régir les phénomènes du inonde moral.

L’art d’une époque. comme l’eau reflète les vols d’oiseaux qui la dominent, reflète les idées qui durant cette même époque ont traversé les cervelles humaines. Aussi, n’y a-t-il pas matière à s’étonner si l’œuvre dramatique d’Ibsen reproduit un ordre de préoccupations qui a tenu tout le siècle attentif.

D’ailleurs, parmi toutes les pièces de son théâtre, la Dame de la mer est la seule qui trahisse par des allusions directes ce souci scientifique. Ballested, peintre symboliste à l’occasion, explique à Lyngstrand le sujet de son tableau : au fond d’un fjord, sur un récif, une sirène mourante; elle agonise dans cette eau saumâtre « parce qu’elle s’est égarée et ne sait plus retrouver le chemin de la mer». La nostalgie d’Ellida, exilée aussi des rivages marins, commente ce symbole par un nouveau symbole. Mais dans une conversation avec Arnholm, Mme Wangel précise l’hypothèse. « Nous n’appartenons pas à la terre ferme? » demande Arnholm. « Non. Je crois que si nous nous étions accoutumés, dès notre naissance à vivre sur mer, dans la mer même, nous serions peut-être beaucoup, beaucoup plus parfaits que nous ne le sommes. » Et elle pense que les hommes ont fait fausse route en devenant des animaux terrestres au lieu de devenir des animaux marins ». Le personnage d’Ellida hésitante entre Friman et Wangel, entre deux états différents de la vie, symbolise, à travers le vertige des siècles, vers quelque date géologique imprécise, l’épisode le plus poignant de la légende scientifique, la métamorphose de l’animalité marine en une animalité terrestre. La vie, enclose jusque là comme un embryon dans l’œuf marin, voit son enveloppe brisée; elle apparaît sur le limon terrestre, dans un milieu hostile, nue parmi l’atmosphère qui la touche et la baigne. Va-t-elle s’adapter à ces conditions nouvelles ? Va-t-elle mourir? La Dame de la Mer parviendra-t-elle à s’acclami, à s’acclimater ? Oui pourvu qu’elle soit libre, c’est-à-dire, dans la langue des lois physiques, pourvu que spontanément un changement s’accomplisse en elle qui la dote d’un organisme en harmonie avec les conditions du nouveau milieu. Or le changement s’accomplit. Wangel résilie le marché, le contrat qui les liait l’un à l’autre. « Maintenant, choisis ta route. Tu es libre, complètement libre », et aussitôt à l’Etranger qui l’appelle: « Entends-tu Ellida ! On sonne maintenant pour la dernière fois. Viens donc! » Ellida répond

d’une voix forte : « Jamais je ne vous suivrai après ce qui vient de se passer. » Après la longue crise douloureuse la métamorphose vient de se réaliser soudain. Ellida avec des poumons dilatés va pouvoir respirer maintenant parmi l’atmosphère qui l’environne.

Cet exode de l’animalité marine vers l’existence terrestre apparaît la grande crise de puberté de la vie organique, et, aux approches de la métamorphose, c’est l’effroi d’une agonie que traduit l’angoisse d’Ellida. Avant cet exode, c’est, dans le milieu marin, l’enfance de la vie : des formes s’ébauchent, s’essaient en des avatars sans fin et jamais ne s’achèvent. C’est une souplesse sans limite à revêtir toutes les apparences, a se diversifier à l’infini. C’est aussi une indépendance, un besoin nomade, un instinct de liberté qui ne se complaisent qu’en ce perpétuel changement, qui ne sauraient s’astreindre à se figer en quelque aspect particulier.

Mais avec l’avènement de la Vie sur la surface terrestre, une loi de fixité succède à cette loi de changement. Des formes déterminées apparaissent et persistent. Une différenciation de milieu aussi complète, qui commandait un remaniement profond du plan organique, a épuisé la virtualité des êtres et leur a imposé sans doute des caractères spécifiques désormais peu modifiables, – en déterminant leurs formes, a aboli leur pouvoir d’en prendre par la suite de nouvelles.

L’Etranger représente vis-à-vis d’Ellida la virtualité première de la Vie, cette faculté protéique à laquelle elle va renoncer pour l’avenir en l’exerçant une fois pour toutes et, lui remémorant tout le poème des possibles, il la fait hésiter longtemps sur le seuil de sa décision. « La décision ! La décision irrévocable à jamais » s’écrie-t-elle avec désespoir, alors qu’il la somme de choisir librement entre Wangel et lui.

Aussi, tandis que dans la pièce concrète l’Etranger demeure pour Ellida le fiancé, l’irréalisé, le rêve , Wangel est le mari, – c’est-à-dire la réalisation et en même temps la borne du rêve. Ellida, qui appartient désormais à Wangel s’interdit toutes autres aspirations. Sa vie, dans le présent et dans l’avenir, est définie; il n’est plus que de maintenir les termes du contrat, de perpétuer à travers les années l’ensemble de sentiments et de devoirs dont la formule idéale vient d’être posée.

Au point de vue symbolisé de l’évolution, l’Etranger représente, en un lieu inconnu de l’Espace et du Temps, la variabilité de la Vie organique, la jeunesse de la vie, sa virtualité, son pouvoir d’évoluer et de se transformer. Wangel représente au contraire la Vie adulte munie d’une forme invariable qu’elle va maintenir aussi longtemps que les circonstances le lui permettront, et qu’elle n’abandonnera que pour mourir.

Sous le jour de cette idée, l’Etranger et Wangel reflètent et concilient les deux hypothèses biologiques qui ont partagé le siècle et dont Cuvier et Lamarck ont fixé les lignes essentielles : celle de l’invariabilité des espèces et celle de la mutabilité des formes organiques sous l’influence du milieu. Ces deux hypothèses ne font elles-mêmes que traduire le double procédé de la Vie pour vivre. Et c’est, d’une part, un procédé de nouveauté, une tendance à varier et à recevoir les modifications de l’extérieur ; c’est, d’autre part, un procédé conservateur qui maintient et fixe en les répétant les propriétés acquises par la tendance à varier. L’existence simultanée de ces deux forces crée entre elles un antagonisme : mais cet antagonisme est la condition même et le support du phénomène de la Vie. Supprimée la modalité conservatrice, aucune forme ne parviendrait à se manifester, les conditions extérieures en perpétuel changement détruisant à peine ébauchés les avatars d’une substance trop malléable. Mais sitôt que le principe conservateur triompherait en une forme et lui interdirait définitivement de varier, celle-ci serait condamnée à mourir et elle s’éteindrait en effet dès que les conditions extérieures auxquelles elle aurait perdu le pouvoir de s’adapter ne seraient plus compatibles avec son organisation spéciale.

On ne saurait prétendre, est-il besoin de l’exprimer, que le passage de la vie marine à la vie terrestre marque en réalité pour les organismes la fin du pouvoir d’évoluer. Mais on ne saurait douter non plus qu’à une certaine date de la vie organique, ce pouvoir prenne fin; or, c’est cette déchéance que dénonce pour nous l’exode zoologique symbolisé dans la Dame de la Mer. Le triomphe de Wangel sur l’Etranger dans le cœur d’Ellida, voici donc pour nous l’épisode suprême qui soustrait la Vie à l’empire de la tendance à varier et la soumet définitivement à l’action de l’hérédité. Désormais, l’espèce est créée; en elle toute virtualité est éteinte. Elle ne pourra plus recevoir de l’extérieur que des modifications restreintes, celles qui ne lui feront pas perdre son caractère spécifique. Une action trop violente du dehors pourra l’abolir, mais non plus la changer. De ce point de vue, l’espèce pourrait être définie, un organisme parvenu au point de détermination où l’extérieur est impuissant à le modifier. Les espèces que l’on serait tenté de dire nouvelles ne sortiraient donc pas des espèces plus anciennes. Elles prendraient leur origine à une date antérieure à la décision d’Ellida, dans la même matrice où les espèces anciennes ont pris la leur, dans cette matière première de la Vie, docile encore à l’action de l’extérieur. – Telles sont les conclusions qu’il était nécessaire d’enregistrer : car, appliquées au monde moral, elles vont entraîner des conséquences inattendues dont les pièces d’Ibsen seront le commentaire.

Tel est aussi ce drame de la Dame de la Mer dont les décors devraient être brossés en un paysage préhistorique sur les indications d’un paléontologue. Dans nul autre, on l’a remarqué déjà, Ibsen n’a fait d’allusions aussi directes aux lois qui régissent la formation et l’évolution des espèces, Mais cette indication, une fois donnée, va suffire pour évoquer désormais en notre esprit, à l’occasion des autres pièces qui semblent traiter seulement des attitudes morales de la Vie, cette correspondance physiologique.


[1] La Revue blanche

Lettre à Freud / C.G. Jung


Lettre à Freud du 10 octobre 1907

Correspondance Tome 1, Gallimard,1975, p145-148

Burghölzli-Zurich, 10. X. 07.

Très honoré Monsieur le Professeur!

Recevez les plus chaleureux remerciements pour l’excellente photographie et la splendide médaille. Tous deux me font extraordinairement plaisir. Je vais immédiatement vous envoyer également mon portrait, bien qu’un tel acte me semble presque ridicule.

Hier et aujourd’hui j’ai à nouveau été terriblement fâché à cause de Weygandt[1], qui a publié un article plus qu’idiot dans la Monatsschrift de Ziehen. C’est l’une des pires choses qu’on ait jamais déblatérées. Et méchante ! Je connais Weygandt personnellement, c’est un hystérique par excellence et bourré de complexes du haut jusqu’en bas, de sorte qu’il ne sort pas une parole naturelle de son gosier; il est aussi beaucoup plus sot qu’Aschaffenburg. Je n’aurais jamais pensé que les savants allemands puissent produire autant de basse méchanceté. Derrière ce triste avers, je jouis actuellement d’un magnifique revers grâce au traitement d’une jeune femme atteinte de dementia praecox. Chaque cas bien analysable est, n’est-ce pas, quelque chose d’esthétiquement beau, mais ce cas en particulier, car il copie exactement la Femme de la mer d’Ibsen[2]. La construction du drame, la façon dont le nœud est agencé sont identiques à Ibsen, mais la péripétie et le dénouement ne mènent pas à la libération de la libido, mais au crépuscule de l’auto-érotisme, où le vieux dragon s’empare à nouveau de toute la libido qui lui appartient. Le noeud n’est pas dénoué, mais tranché.

La patiente aime de loin un jeune homme riche, X., apparemment sans être aimée en retour. Sur des conseils elle se fiance à un homme, A., convenable et bien éduqué, mais insignifiant. Elle apprend, peu après ses fiançailles, d’un ami de X., que X. s’est lourdement ressenti de ses fiançailles. Sur ce, violente irruption de la passion. Profonde dépression; ce n’est que sur les conseils insistants de ses parents qu’elle se marie. Elle refuse le coït à son mari pendant les trois quarts d’une année. L’homme est touchant de patience, la mère la presse, finalement elle cède et permet, rarement, un coït absolument frigide. Conception. La dépression se relâche lentement un peu. Naissance d’une fille, qui est saluée avec une joie exaltée et aimée d’un amour surnaturel. La dépression est comme effacée. De temps en temps joie déchaînée, elle loue de manière enflée le bonheur de son mariage. Coït frigide comme auparavant. Peu de temps après les couches, elle est prise d’accès d’orgasmes avec onanisme pulsionnel et accompagné de la représentation de son ancien bien-aimé. L’enfant n’est habillée que de bleu. Elle ressemble tout à fait à son mari, mais a quelque chose de particulier en elle, – les yeux – ce ne sont ni les siens, ni ceux de son mari, ce sont de « merveilleux yeux bruns », les yeux de son ancien bien-aimé. Après une seconde grossesse, elle met au monde un garçon, qu’elle déteste dès le début, bien qu’elle ait désiré la grossesse. Jusque-là Ibsen. Puis vient l’antique fatalité. Au bout de deux ans, la fillette meurt. La patiente tombe dans une crise dans laquelle elle blasphème : « Pourquoi Dieu prend-il mon enfant, pourquoi prend-il seulement les beaux enfants et pas les infirmes? On dit qu’il prend les enfants au ciel, ce n’est pas vrai, et si même c’était vrai, on ne sait quand même pas ce qu’il fait avec eux là-bas! » (C’est ainsi qu’est qualifié l’amour pour l’enfant!) Dès lors agitée, colérique, bat son mari, menace de «jeter le garçonnet contre le premier mur venu ». Poussées de suicide, etc. Internement. Ici, au début, profondément déprimée, puis plus gaie avec transfert sur moi, parce que j’ai les yeux bruns et une haute stature. Au moment où l’analyse touche à la sexualité refoulée pendant son mariage, soudaine irruption d’une violente excitation sexuelle, qui se calme après quelques heures. Les rêves sont intéressants dans la mesure où ils montrent que son inconscient ne veut en fait pas seulement tuer le garçon, mais aussi la fillette bien-aimée (en tant qu’enfants du mari?); la fillette semble n’être qu’une figure symbolique du bien-aimé. Il me semble que nous sommes dans ce cas décidément devant une causalité psychogène.

Particulièrement intéressante du point du vue théorique est la circonstance que le moment où apparaît la maladie est celui où réussit le refoulement du bien-aimé gênant, après la première naissance; à ce moment-là, l’orgasme sexuel s’est émancipé, mais sans gêner durablement la personnalité dans son adaptation au mariage.

J’aimerais vous demander votre conseil expérimenté dans une autre affaire. Une dame guérie d’une névrose obsessionnelle fait de moi l’objet de ses fantasmes sexuels excessifs, qu’elle reconnaît, et qui lui pèsent sérieusement. Elle reconnaît mon rôle dans ses fantasmes comme maladif et aimerait par conséquent se détacher de moi et refouler ces fantasmes. Que faut-il faire? Faut-il poursuivre le traitement, qui procure à la patiente, elle l’avoue, un plaisir voluptueux, ou faut-il la repousser? Ce cas vous est certainement familier jusqu’au dégoût; que faites-vous dans de tels cas?

(…)

Avec mes meilleures salutations et mes plus cordiaux remerciements,

Votre entièrement dévoué

Jung


[1] Wilhelm Weygandt (187o-ig3g), professeur de psychiatrie à Würzburg; il traite de la monographie de Jung dans ses « Kritische Bemerkungen zur Psychologie der Dementia praecox », Monatsschrift für Psychiatrie und Neurologie, vol. XXII, 1907.

[2] Fruen fra Havet (publ. 1888).

The Quintessence of ibsenism / George Bernard Shaw

The Lady from the sea – 1888

Tiré de The Quintessence of ibsénism, de George Bernard Shaw, 1891

(…) Ibsen’s next play, though It deals with the old theme, does not insist on the power of Ideals to kill, as the two previous plays do. It rather deals with the origin of ideals In unhappiness, in dissatisfaction with the real. The subject of The Lady from the Sea Is the most poetic fancy imaginable. A young woman, brought up on the sea-coast, marries a respectable doctor, a widower, who idolizes her and places her in his household with nothing to do but dream and be made much of by everybody. Even the house- keeping is done by her stepdaughter : she has no responsibility, no care, and no trouble. In other words, she is an idle, helpless, utterly dependent article of luxury. A man turns red at the thought of being such a thing; but he thoughtlessly accepts a pretty and fragile-looking woman in the same position as a charming natural picture. The lady from the sea feels an indefinite want in her life. She reads her want into all other lives, and comes to the conclusion that man once had to choose whether he would be a land animal or a creature of the sea; and that having chosen the land, he has carried about with him ever since a secret sorrow for the element he has forsaken. The dissatisfaction that gnaws her is, as she interprets it, this desperate longing for the sea. When her only child dies and leaves her without the work of a mother to give her a valid place in the world, she yields wholly to her longing, and no longer cares for her husband, who, like Rosmer, begins to fear that she is going mad. 99At last a seaman appears and claims her as his wife on the ground that they went years before through a rite which consisted of their marrying the sea by throwing their rings into it. This man, who had to fly from her in the old time because he killed his captain, and who fills her with a sense of dread and mystery, seems to her to embody the mystic attraction the sea has for her. She tells her husband that she must go away with the seaman. Naturally the doctor expostulates declares that he cannot for her own sake let her do so mad a thing. She replies that he can only prevent her by locking her up, and asks him what satisfaction it will be to him to have her body under lock and key whilst her heart is with the other man. In vain he urges that he will only keep her under restraint until the seaman goes that he must not, dare not, allow her to ruin herself. Her argument remains unanswer- able. The seaman openly declares that she will come; so that the distracted husband asks him does he suppose he can force her from her home. ‘To this the seaman replies that, on the contrary, unless she comes of her own free will there is no satisfaction to him in her coming at all: the un- answerable argument again. She echoes it by demanding her freedom to choose. Her husband must cry off his law-made and Church-made bar- gain; renounce his claim to the fulfilment of her vows; and leave her free to go back to the sea with her old lover. Then the doctor, with a heavy heart, drops his prate about his heavy responsibility for her actions, and throws the responsibility on her by crying off as she demands. The moment she feels herself a free and responsible woman, all her childish fancies vanish: the seaman becomes simply an old acquaintance whom she no longer cares for; and the doctor’s affection produces its natural effect. In short, she says No to the seaman, and takes over the house- keeping keys from her stepdaughter without any further maunderings over that secret sorrow for the abandoned sea. It should be noted here that Ellida [call her Eleeda], the Lady from the Sea, seems more fantastic to English readers than to Norwegian ones. The same thing is true of many other characters drawn by Ibsen, notably Peer Gynt, who, if born in England, would certainly not have been a poet and metaphysician as well as a blackguard and a speculator. The extreme type of Norwegian, as depicted by Ibsen, imagines himself doing won- derful things, but does nothing. He dreams as no Englishman dreams, and drinks to make him- self dream the more, until his effective will is destroyed, and he becomes a broken-down, dis- reputable sot, carrying about the tradition that he is a hero, and discussing himself on that as- sumption. Although the number of persons who dawdle their life away over fiction in England must be frightful, and is probably increasing, yet their talk is not the talk of Ulric Brendel, Rosmer, Ellida, or Peer Gynt; and it is for this reason that Rosmersholm and The Lady from the Sea strike English audiences as more fantastic and less literal than A Doll’s House and the plays in which the leading figures are men and women of action, though to a Norwegian there is probably no difference in this respect.

Suggestion et psychanalyse / Sandor Ferenczi

 

Sandor Ferenczi

Suggestion et psychanalyse

Psychanalyse I Œuvres complètes, Tome 1: 1908-1912. Traduction de J. Dupont, Éditions Payot, 1968

 

(…) Il n’est pas rare de retrouver dans nos analyses le drame qui se joue de façon si émouvante dans la pièce d’Ibsen, La Dame de la Mer. L’héroïne est la femme d’un médecin qui, bien qu’elle ait tout pour être heureuse, est la victime d’obsessions graves. La mer, rien que la mer remplit tout son univers affectif. Toute la tendresse de son entourage, de sa famille, glisse sur elle sans l’atteindre. Son mari affligé mobilise tout l’arsenal de la science pour rétablir l’équilibre affectif de sa femme : la réassurance, la diversion, les distractions de toutes sortes, rien n’y fait. Finalement, au moyen d’un interrogatoire psychanalytique en règle, il découvre que le mal imaginaire de sa femme provient d’un chagrin réel. Le souvenir d’un marin, un aventurier, à qui elle s’était promise lorsqu’elle était jeune fille, troublait sa quiétude. Elle était continuellement tourmentée par l’idée qu’elle n’aimait pas vraiment son mari, qu’elle l’avait épousé par intérêt, et que son cœur appartenait toujours au marin. À la fin du drame le marin revient effectivement et réclame son dû. Le mari veut d’abord retenir sa femme de force, mais bien vite il comprend que quatre murs peuvent retenir le corps d’un être certes, Mais non ses sentiments. Il rend donc à sa femme le droit de disposer d’elle-même et la laisse libre de choisir entre lui et l’aventurier. Et dès l’instant où elle est libre de choisir, c’est à nouveau son mari qu’elle choisit ; cette décision librement prise met fin à tout jamais à la pensée torturante de n’aimer son mari que par intérêt.

Ce que le poète peut se permettre – faire revivre des personnages selon son bon plaisir – n’est guère possible pour le psychanalyste. Mais la fantaisie délivrée de ses liens par l’analyse peut évoquer les souvenirs du passé avec une force extraordinaire ; il apparaît alors souvent, comme chez La Dame de la Mer, que le souci ou la pensée inconsciente qui a valu tant de tourments inutiles au malade ne pouvait le troubler que tant qu’il restait dans l’inconscient, à l’abri de la lumière démystifiante de la conscience.

Et si l’analyse découvre que l’idée ou l’angoisse refoulées, compromettant l’équilibre psychique de l’individu, conservent leur actualité, abritent encore des conflits, la nécessité demeure de les dévoiler et de les exposer clairement à nous-même et à notre patient.

Les maux réels, souvent, ont aussi un remède ; mais à la condition de connaître ces maux. Si La Dame de la Mer, confrontée à la liberté de choisir, sentait toujours qu’elle n’aime pas son mari, alors, qu’elle divorce. Elle pourra toujours ensuite réfléchir si elle doit suivre cet aventurier ou bien ne suivre ni son mari, brave homme qu’elle n’aime pas, ni l’homme séduisant mais sans foi, et, rompant avec les deux, se fixer des buts nouveaux, qui pourraient lui offrir quelque compensation.

Et ce serait là un exemple de la troisième éventualité, où le problème reste insoluble même après analyse. On pourrait penser que dans ce cas il vaut quand même mieux combattre une obsession absurde, comme l’amour monomaniaque de la mer, que la cruelle réalité. Mais il n’en est rien. La caractéristique majeure des symptômes névrotiques est l’impossibilité de leur trouver une solution, et par conséquent, leur indestructibilité. Le complexe dissimulé dans l’inconscient tel un noyau volcanique, se remplit sans cesse d’énergie, et lorsque la tension atteint un certain niveau, de nouvelles éruptions se produisent. Seul ce qui a été pleinement vécu et compris peut perdre de sa force, de son intensité affective. La compréhension complète est suivie par un « étalement associatif » de la tension affective. Il faut savoir que le deuil aussi a deux formes ; le deuil physiologique et le deuil pathologique. Dans la première forme, la paralysie psychique initiale est bientôt suivie par une résignation philosophique ; les soucis et les devoirs de l’avenir permettent à l’instinct de conservation de reprendre ses droits. Lorsque que des années, des décades se passent sans que le sentiment de deuil s’apaise, nous pouvons être certaine que l’endeuillé ne pleure pu seulement la personne et le souvenir dont il a conscience, mais que, du fond de l’inconscient, d’autres motifs de dépression viennent profiter du deuil actuel pour se manifester.

L’analyse transforme le deuil pathologique en deuil physiologique et le rend ainsi accessible à l’érosion du temps et de la vie, tel un cristal qui reste intact tant qu’il est enfoui dans les profondeurs de la terre, mais s’altère sous l’effet de la pluie, du gel, de la neige et du soleil dès qu’il est amené à la surface (…).

Ellida / Lou Andreas-Salomé

 

Ellida

Figures de femmes dans Ibsen. Traduit de l’allemand par Pascale Hummel, Édition Michel De Maule, Paris, 2007


Ellida : « Là – se trouve un pouvoir de transfiguration! »

Contagion, maladie, mort – voilà les noms servant à dénoter l’attraction, l’amour, le mariage dans Rosmersholm. Ce sont, en effet, les vieux antonymes de l’instinct et du dogme, de la liberté et de la dépendance, du monde dans la nature et du monde de la mansarde, qui se trouvent là derrière – sauf qu’ils trahissent leur profonde incompatibilité, non plus, comme jusque-là, par l’hostilité et la discorde, mais par la tragédie de leur concorde. Le contraste hostile se reflète, à vrai dire, encore plus durement dans la nécessité en laquelle l’abandon et la chute se conditionnent mutuellement que dans le combat fort meurtrissant que Nora ou madame Alving mènent pour leur émancipation.

Dans la mesure toutefois où Rebecca choisit l’abandon et avec lui la chute, l’incompatibilité apparente dans son amour et sa mort la pousse au mariage, en faisant apparaître immédiatement la véritable contradiction.

La surmonter et la résoudre – voilà en tout cas ce à quoi elle ne parvient plus, car sa force est précisément le prix de son amour. Elle atteste seulement le caractère inéluctable de sa solution et la préfigure, en accentuant fortement la contradiction existante – la contradiction venant de ce qu’elle est condamnée à souffrir et mourir de ce qui représente néanmoins pour tout son être la plénitude et l’élévation naturelle.

On pourrait donc concevoir que l’évolution de la langueur de Rébecca contenait en germe une crise, une guérison, une nouvelle santé et une naissance, exigeant seulement pour se faire jour un reste d’énergie juvénile. Ce n’est que pour la force qui se déployait déjà auparavant, pour la force épuisée et usée, qu’elle devient nécessairement une maladie mortelle.

Contagion, maladie, mort – la vie de Rébecca est tout entière contenue dans ces mots. Mais leur consonance est interrogative et attentive: où est la nouvelle vie, qui au malade, au mourant, apporte la guérison, où est le médecin qui connaît un remède dont il puisse affirmer: « Là – se trouve un pouvoir de transfiguration! »

La « Dame de la mer » tente d’apporter une réponse à cette question.

Elle vient de la mer. Autrement dit: son point de départ est le même que Rébecca. Elle vient de là où la plénitude domine encore dans l’atmosphère, la liberté dans la nature – de là où dans les âmes humaines il existe également encore une ondulation élémentaire, ascendante et descendante, non encore figée et bridée par des coutumes et des préceptes immuables, qui freinent les libres élans, comme les habitants des fjords se trouvent enfermés par leurs montagnes et leurs rochers.

Comme Rébecca, Ellida se trouve loin, malgré tout, du point où le roulis spontané de la mer apprend à se briser contre et à s’adapter à une direction étrangère, contre tous les rochers et les obstacles qui avec raideur dominent la jeunesse de Nora et de madame Alving – mais également toutes les hauteurs idéales qui permettent de sortir de l’étroitesse de la vallée et conduisent aux sommets de la vie.

Même si Ellida grandit ainsi, sauvagement et sans guide, dans le phare solitaire sur le rivage et, en raison de son nom peu chrétien, surnommée d’une manière assez significative la « païenne », sur un point, son existence se distingue substantiellement du manque de discipline qui entoura l’éducation de Rébecca; il manque toutes les influences positivement néfastes qui, si tôt et si brutalement, éveillèrent les violents instincts de l’être de Rébecca en leur procurant une expérience précoce et pernicieuse. C’est une innocence plus intime qui plane, encore intacte, au-dessus d’Ellida que cette non-culpabilité sauvage d’une vie naturelle, libre et sans frein, telle que la vécut Rébecca. Ellida est encore ingénue et inexpérimentée: elle attend encore tout son devenir, toute sa maturité, de la vie – mais Rébecca a déjà accompli son devenir, a déjà mûri, et, à vrai dire, dans une direction bien précise et unique, qui entrave nécessairement la suite de son épanouissement intérieur. Elle paraît ainsi plus avancée qu’Ellida dans son développement, et en même temps toutefois en retard sur elle dans sa capacité de développement – un peu comme un noble animal sauvage dans sa plénitude paraît à la fois supérieur et inférieur à un enfant mineur.

Cette différence entre elles est significative justement en ce qu’elle manifeste déjà clairement et distinctement en quoi Ellida est appelée à rectifier la protagoniste précédente: par l’approfondissement de son épanouissement personnel, par les possibilités multiples de son devenir. Elle préfigure déjà la raison pour laquelle les limites de Rébecca ne deviendront pas nécessairement aussi celles d’Ellida, et pourquoi là où la force expérimentée et aguerrie ne peut plus changer, mais seulement se briser contre une connaissance tragique, il existe encore des crises et des guérisons pour la croissance et la volonté d’Ellida.

Cette corrélation entre son inaptitude à changer et son statut de mineure fait certes apparaître, dès le début, Ellida comme encore plus désarmée à l’égard de la vie. Elle ne possède en rien la force confiante de Rébecca, ni la hardiesse téméraire par laquelle cette dernière confie la barque de sa vie aux vagues et aux tempêtes, en vue de conduire au bonheur. Elle se contente de se tenir impatiemment sur le rivage et de se projeter en rêve par-delà le mouvement des flots, sur lesquels planent le danger et la beauté, et dont la profondeur cache autant d’émerveillement que d’horreur.

Là où Rébecca n’est que provocation et obstination, Ellida n’est qu’attente et rêverie. Mais ses rêves restent bien plus inconsistants que les espérances précises de Rébecca: les vagues qui agitent la barque en haute mer éveillent des désirs et des craintes bien plus précis que la vaste surface luisante de la mer, qu’on contemple oisivement depuis le rivage – sans offrir nulle part au regard un appui, à la pensée un point d’arrêt, uniquement un espace d’autant plus incommensurable pour chaque vision de son imagination vagabonde.

Cette forte éclosion de la vie imaginaire aux dépens de la force pratique encore en sommeil est le deuxième trait qui différencie significativement Ellida de Rébecca. Il entre làdedans un élément de morbidité, ou, du moins, une disposition maladive, qui ne peut être surmontée que par la pleine maturité de la volonté. Mais en même temps, il y a là un élan vers l’intériorisation et l’approfondissement de la volonté, qui la met à l’abri du bon plaisir brusque et brutal de Rébecca – une paix de l’âme, où même les élans doux et subtils gagnent voix au chapitre et considération, avant qu’une pulsion ne devienne action. Si la volonté d’Ellida s’épanouit effectivement en une saine et consciente énergie, elle peut atteindre en cela une maturité bien plus noble et distinguée que cela n’eût été possible naguère à Rébecca. Cette dernière emprunte le chemin inverse; elle a pour point de départ une saine capacité d’action, dont le développement est précipité, et qui se trouve ensuite maladivement paralysée par une vie affective trop tardivement éveillée.

Cette différence dans leurs natures – Rébecca pleine de vitalité entreprenante et de maturité précoce, Ellida immature et surtout fantasque – se reflète significativement dans la forme et le sort de son amour. Tandis que la passion de Rebecca se déploie comme une fatalité, en asservissant et en commandant – la passivité impatiente d’Ellida est gagnée par l’amour comme par une nécessité, une poussée démoniaque de la volonté, excluant toute liberté de choix. Et tandis que Rébecca aspire à tout scruter et pénétrer avec discernement, à s’immiscer dans toute chose sans retenue, pour se l’approprier souverainement, Ellida succombe à l’attrait de l’inconnu et de l’insaisissable. De tous les individus qui dans le cours de sa vie l’approchent, le pouvoir de la dominer n’est donné qu’à celui dont elle ne sait et ne veut rien apprendre de précis – celui justement qui, d’une manière bien typique, reste pour elle anonyme -jusqu’à la fin l’étranger. C’est le pouvoir de l’inconnu qui explique son amour pour lui. C’est l’amour de la jeune créature immature à l’égard de la vie inconnue, qui à la fois dissimule profondément et se tient mystérieusement devant elle; c’est l’hésitation de la volonté désemparée devant cette obscurité encore privée de lumière, en même temps que le désir pressant de l’imagination de s’y précipiter; c’est l’aspiration à en être enlacée – la crainte d’être engloutie par elle; c’est à la fois le bonheur et l’horreur, l’attrait et la menace. Elle l’aime comme un symbole devenu chair, comme la vie elle-même dans sa liberté et sa violence cachées comme le regard vers l’infini, l’illimité et l’incertain. Elle semble ainsi épuiser sa singularité lorsqu’elle le compare à l’élément qui agit entièrement et complètement sur elle en symbole de la vie:

« L’homme est comme la mer! », dit-elle de lui. C’est pourquoi, du fait précisément de l’absence de toute conviction plus personnelle justifiant son ascendant sur elle, l’illimité augmente, le caractère indubitable de ce pouvoir même. Cette valeur symbolique de sa figure dès le tout début, cette identification de l’homme étranger et de la vie étrangère est profondément ancrée dans sa nature et situe le problème du lien qui l’unit à lui au-delà de l’anecdote d’une simple passion amoureuse. Il ne s’agit pas d’un sentiment isolé, d’une passion, mais d’un problème moral, d’un épanouissement de la volonté. Ce qui en Ellida aspire ardemment à la vie par des élans en partie seulement conscients et compris se trouve résumé et personnifié, à travers l’imagination qui la domine, dans l’emprise démoniaque de l’étranger. Cela apparaît tout particulièrement lorsqu’on compare ce symbole flottant, ce mirage, à la passion de Rébecca pour Rosmer, qui s’enracine tout entier dans le réel et le sensible. On comprend alors pourquoi cela ne pouvait aboutir pour Rébecca qu’à un affaiblissement et une destruction de son amour: car l’affaiblissement et la mort de la complète force de son être surtout, sa pleine dissolution, tandis qu’Ellida, en raison de son évolution et de son expérience, a surmonté l’emprise de l’inconnu. Il existe bien une différence, comme entre le rêve et la vie, entre le symbole et la personne.

L’apparition effective de l’étranger s’accorde fort délicatement et vivement en Ellida à sa conception symbolico-imaginaire. Chez chacun en particulier – même dans le plus petit trait, il chatoie en deux teintes, au gré de la lumière, alternativement froide et onirique, qui l’éclaire; il chatoie comme les flots mêmes de la mer, selon qu’il est éclairé par la lumière du jour ou de la lune.

À en juger par son apparence, il est sans le moindre doute l’aventurier expérimenté, habile et hardi, qui se débrouilla aussi radicalement dans toutes les circonstances de la vie que sur les flots de la mer, et pour lequel la liberté effrénée et tumultueuse est le seul élément où il peut respirer. Or pour Ellida il surgit en quelque sorte des ondes sur un rivage solitaire. Son passé lui reste lointain et étranger, comme s’il reposait dans les profondeurs de la mer; rien ne l’éclaire sur sa personnalité. Et, on le comprend aisément, il ne jette aucune lumière sur cette obscurité, lors des conversations que leur procure leur brève relation intime; il ne lui parle même pas de ses navigations en mer, mais seulement de la mer elle-même et de ses vagues, du calme de la mer et du danger de la tempête, des nuits claires et du soleil de midi, dehors sur les récifs solitaires, où les phoques et les dauphins somnolent paresseusement. Il lui parle de ce qu’ils connaissent et aiment tous les deux: la réalité et l’expérience qu’il tira au milieu du ressac, et elle depuis le rivage lui parle de ce qu’elle apprend de la nostalgie et du symbole. Toute sa physionomie personnelle disparaît peu à peu derrière ces descriptions, si complètement qu’Ellida en use comme si lui et elle-même aussi étaient liés et apparentés à toutes les créatures marines.

Et de même que sa façon de parler étaie sa conception imaginaire de l’homme, il en va de même de sa façon d’agir; il agit avec détermination et force, comme au moment de l’assassinat du capitaine ou des épousailles aventureuses avec la mer – à la fois silencieusement, familièrement et brusquement; on pense aux mouvements rapides et silencieux des poissons sous la surface de l’eau, qu’on ne peut suivre que très imparfaitement; quant à ses actes également, rien ne trahit les mobiles qui le guident, cela reste incompréhensible et impénétrable. Ce sont des traits qui caractérisent aussi nettement son allure d’aventurier qu’ils s’accordent étrangement à la vie spirituelle morbide d’Ellida.

La violence qu’il exerce sur elle croît avec l’horreur qu’il lui inspire. Lorsqu’il s’unit à elle pour toujours par ces épousailles marines, comme par un acte magique, et fuit ensuite le lieu du meurtre qu’il a commis, qu’il replonge pour ainsi dire dans les flots dont il est sorti – alors Ellida pousse presque un soupir de soulagement. Elle se décide à revenir par écrit sur ses engagements. Mais lui ne prête nullement attention à ce geste: il la, considère avant et après comme sa propriété. Toute sa révocation et libération reste un acte aussi vain que si un enfant était un caillou dans la mer, pour retenir le flot qui s’approche, pour le dérober. Il est la proie qui s’est trouvée une fois saisie par cet emportement durable et captivant de la passion, qui sans autre façon s’empare de ce qu’elle convoite, et lui donne aussi peu en retour que la mer.

Quelque chose de ce sang tumultueux mais froid de la mer semble caractériser sa fidélité, un attachement par simple nécessité naturelle, sans le moindre engagement envers les mouvements de l’âme de l’autre. Cette froideur, malgré la fidélité longuement préservée, explique également la manière étrange dont à la fin de la pièce il renonce à Ellida. Dès qu’il comprend clairement qu’une force plus grande la lui a retirée, il ne profère ni plaintes ni menaces: « Vivez bien, madame Wangel! À partir de maintenant, vous n’êtes plus rien d’autre dans ma vie qu’un naufrage surmonté. »

Pour une proie définitivement arrachée à la mer, aucune tempête ne se lève, ses flots continuent de rouler paisiblement. Mais lorsque l’homme que la perte d’Ellida jette visiblement dans une telle inquiétude, est menacé par Wangel de la perte de sa liberté, de prison et de châtiment, par une brusque décision, il attrape immédiatement le revolver pour se suicider.

À nulle autre occasion, il n’agit aussi froidement et calmement, mais jamais en meme temps la lueur fantastique ne scintille aussi brillamment, qu’au moment de cette toute dernière entrée en scène. Son renoncement soudain à Ellida fait penser au brusque reflux d’une force mauvaise, d’un spectre fantomatique, face à une formule magique proférée contre lui. Ses paroles accentuent encore le trait: « je le vois bien: voilà quelque chose qui dépasse ma volonté. »

Cette impression s’accorde merveilleusement à l’ambiance générale qui entoure la scène du dénouement, semblable au minuit estival, où elle se déroule: ce n’est ni l’éclat de la lune ni celui des étoiles qui flotte magiquement là-dessus, mais le banal éclat du soleil – c’est un crépuscule au milieu de la nuit qui seul contribue à tout ramener à une clarté étrange, douteuse et féerique. De la vie de l’âme, tendue à l’extrême, de tout un chacun, les paroles et les actes jaillissent comme des formules magiques et sont ressentis avec une puissance magique. En chacun, à vrai dire, ils découlent d’un long et nécessaire développement, qui les prédispose calmement et progressivement, jusqu’au bout, tout le symbolique et le fantastique tire son aliment exclusivement de l’enchaînement rigoureux des paramètres et des problèmes psychologiques – loin de les atténuer, de vouloir les remplacer, ou simplement de les contrecarrer. Cela ne vaut pas moins pour Ellida elle-même que cela ne valait pour l’idée qu’elle se faisait de l’étranger – pas moins pour sa soudaine métamorphose à elle que pour son soudain renoncement à lui. Car dans la mesure où l’étranger symbolise uniquement pour Ellida son seul appétit de vie, encore incompris, il lui faut seulement la pleine maturité, enfin atteinte, de sa volonté pour briser son emprise et le laisser retomber dans le néant. Or cette même circonstance exige que jusqu’à l’instant décisif lui soit accordé un pouvoir sur elle, qui même de loin se révèle efficace. Car comme, en l’occurrence, sa personnalité est moins déterminante que sa portée symbolique et son rattachement à l’évolution spirituelle d’Ellida, de même il n’existe pour ainsi dire entre eux aucune séparation spatiale, aucune distance – à toute heure, l’étranger peut fondre sur elle avec sa violence démoniaque. Non certes parce qu’il négligea jadis le fait qu’elle retira sa parole et se détacha de lui, mais seulement parce qu’elle était encore incapable autrefois de se détacher de lui intérieurement et d’opposer sa volonté à la sienne propre, majeure et pleinement mûrie.

L’évolution d’Ellida se trouve ainsi revêtir la forme d’un conflit amoureux, qui pourrait s’intituler: « Le retour de l’étranger » ou « La vengeance de l’étranger ». Cela ne rappelle-t-il pas combien aussi l’expression correspondante « La vengeance » ou « le retour de Beate » se rapprochait de « Rosmersholm ». Ne s’agit-il pas, dans les deux cas, d’un surgissement fantomatique de la vigueur hors des flots, par-delà la séparation et la mort? Ce qui est réellement en jeu dans ce passage, ce sont les nombreuses et subtiles corrélations d’une pièce à l’autre. D’une manière hautement caractéristique, il a juste été procédé à un échange de personnes. En l’occurrence, ce n’est pas l’ombre de Beate, l’esprit d’amour désespéré et de sacrifice qui agit par vengeance après avoir dû céder à la force brutale – mais la violence élémentaire elle-même, qui chasse sa proie et, tel un fantôme, tend la main pour empêcher qu’elle ne se dérobe de sa propre force, librement conquise. Pour cette raison aussi, le dénouement sera différent: Beate réussit à entraîner avec elle dans la mort la brutalité triomphante, car, malgré sa faiblesse sans défense, elle lui est supérieure par la transfiguration spirituelle et la sublimation de son être – voilà les fantômes vengeurs qui affaiblissent et anéantissent Rébecca. Face à cela, l’étranger doit céder devant le mot d’ordre de la transfiguration complète d’Ellida, parce qu’avec sa force naturelle brute, il n’a pu agir que sur l’incertaine pulsion de vie d’une volonté encore immature.

La diversité de ces solutions tient à ce que l’être de Rebecca évoque l’étranger, et qu’un trait de Beate conduit à Ellida: la délicatesse de l’âme, qui contient en elle tous les germes d’une spiritualisation approfondie. Ce seul trait, à vrai dire – car Beate s’enracine par là dans le socle de la tradition -, se sent exclusivement chez lui dans l’étroitesse du monde de la mansarde. Or Ellida appartient à la vaste patrie de la liberté, et, par là seulement, elle peut aspirer à un meilleur épanouissement. C’est pourquoi, ce sont également des raisons opposées qui aux deux apportent la souffrance et la maladie: Beate meurt du fait que par la force sauvage de Rébecca son être limité se trouve ruiné et la vie spirituelle d’Ellida troublée, aussitôt qu’elle est enfermée dans le confinement d’un monde trop étroit.

C’est donc son mariage qui préfigure le combat intérieur et ramène pour elle l’étranger. Elle pensait lui échapper définitivement, du fait justement que dans sa solitude elle s’agrippa à la main du docteur Wangel et, qu’en tant que son épouse, elle le suivit dans la vie de famille. Or c’est le contraire qui se produisit. Plus elle soustrayait effectivement l’isolement de cette vie au passé, plus ce dernier avait d’attrait pour son imagination. Les circonstances où elle doit maintenant se sentir chez elle éveillent en elle mélancolie et angoisse, comme la nature qui l’entoure ici: partout des rochers élevés et des montagnes – et partout de solides barrières et frontières immobiles. De même que l’eau de la mer ne s’infiltre que paresseusement dans les fjords, sans sa fraîcheur écumante, sans l’alternance de sa puissante marée montante et descendante, de même elle aussi aspire à une plus grande amplitude de vie, au rivage solitaire, devant lequel s’étendent les lointains inconnus, où s’était tenu l’étranger, et où elle s’était unie à lui pour toujours. Si elle accueillit autrefois, par un effroi spontané, l’emprise démoniaque de l’étranger comme une terrible contrainte, elle ne pense plus désormais qu’à la liberté débridée à laquelle il voulut l’arracher. Si autrefois il en alla pour elle comme si un magicien étranger la séduisait contre sa volonté – pour ainsi dire aveugle et les bras largement étendus – à se jeter dans la mer, désormais c’est comme s’il avait voulu en ouvrir toutes les profondeurs et les splendeurs. L’inconnu de la vie, dont elle se voit exclue à jamais, s’étend derrière elle incompris et attirant, comme la mer elle-même, dont le bruissement et le murmure enveloppent toutes ses pensées et ses rêves. Cela la rend sourde à toutes les voix de la réalité autour d’elle, et, d’une manière encore maladivement unilatérale, l’imagination et l’attente passive augmentent en elle.

Et ce changement de son état d’esprit ne peut se réaliser du fait que Wangel, comme à une enfant gâtée, lui passe affectueusement tous ses états d’âme et ses humeurs. Par la manière différente dont lui, aussi bien que l’étranger, la traite comme une enfant privée d’autonomie et de maturité, elle n’en ressent que deux fois plus intensément le contraste entre 1époux et l’amant, car l’un contrôlait sa volonté inexercée en lui imposant la sienne – tout en l’attirant irrésistiblement au dehors, sous l’emprise démoniaque de son autorité, sur la haute mer, dans l’infini bouillonnant de la vie. L’autre, au contraire, l’entoure de sollicitude et d’indulgence, écarte tout ce qui pourrait fortement l’influencer, lui retire toute tâche, tout devoir et toute responsabilité – tout en l’enchaînant ainsi à l’étroitesse étouffante de son existence, où tout mouvement véritablement libre se révèle impossible. Il ne l’en condamne que doublement à l’intranquillité stérile de l’homme libre en captivité et ainsi, sans le vouloir, porte une responsabilité partagée dans la façon dont elle s’éloigne de lui. Car à l’origine, son cœur se tourne vers lui, même l’étranger lui revient: « je l’avais oublié », reconnaît-il. Ce qui le ramène de nouveau ne tient nullement au changement de son inclination à elle, dit-elle cependant à Wangel lors de la même conversation: « je n’aime personne d’autre que toi. »

Or, par-delà toute inclination, c’est la pression et l’aspiration d’une nature que personne n’éclaire sur la vie, et à laquelle personne n’y assigne sa place et sa mission. Wangel n’aurait pu qu’apaiser son aspiration à l’inconnu, s’il lui avait véritablement fait connaître le petit échantillon de vie, le champ d’action plus étroit, et lui avait ouvert l’esprit sur tout ce qu’il y a là à aimer, à créer. Ellida elle-même est instinctivement passée à côté, car plus tard elle reproche à Wangel de ne pas l’avoir préparée plus fermement à ce qu’était son monde à lui: «Je suis tellement sans racines dans ta maison, Wangel. Les enfants ne m’appartiennent plus. Leur cœur ne m’appartient pas, veux-je dire. veux-je dire. Lorsque je suis en voyage, je n’ai aucune clé à remettre, aucune instruction à transmettre, ni sur ceci ni sur cela. J’étais tellement en dehors de tout cela depuis le tout début. »

Et de même que les êtres qui l’entourent ne peuvent ébranler sa passivité, de même elle n’éprouve aucune jalousie envers la morte qui, en tant qu’épouse de Wangel, lui resta fidèle, à elle et aux enfants. Dès la première scène, au moment de l’entrée d’Ellida, nous assistons aux préparatifs d’une cérémonie secrète, destinée à la mère défunte, des offrandes de fleurs faites à sa mémoire. Ellida, sincère et affable, comme elle l’est en toutes circonstances, reconnaît d’autant plus son droit à ces souvenirs chéris qu’elle aussi vit en quelque sorte dans le passé. Un parallèle s’établit automatiquement entre cette petite scène des fleurs et l’opulente décoration fleurie que Rébecca introduit dans toutes les pièces de Rosmersholm, afin que, sous l’effet de leur doux parfum, Rosmer apprenne à oublier la morte qui ne supportait pas les joies et les fleurs. Comme l’attitude d’Ellida s’affranchit délicatement de cet égoïsme passionné, lorsqu’au grand bouquet de fleurs des enfants elle ajoute affectueusement le sien propre: « Ne devrais-je pas aussi y être pour – fêter l’anniversaire de maman? » Le caractère plus passif et plus doux qui s’exprime dans la bonhomie comme dans l’indifférence alimente précisément la contradiction apparente selon laquelle Ellida, qui est la plus influençable, se soustrait bien plus longtemps à l’influence de son entourage que Rébecca. De toute la force de sa volonté, Rébecca se rend maîtresse, dès le départ, de tous les êtres et objets de Rosmersholm, du vivant comme du mort; elle le fait avec une énergie si funeste qu’à la fin elle ne peut plus s’en détacher, qu’ensuite elle ne peut plus soustraire sa volonté à cette sphère de vie. La contagion par la manière d’être et de penser de Rosmershohn est à ce point totale, parce que l’agent de contagion se transmet en un seul contact fort et intime.

Le fait qu’à leur contact réciproque Ellida et Wangel ne perdent pas leur identité propre dans les mêmes proportions permet ensuite à leur relation de s’épanouir bien plus sainement; cela a finalement pour effet que l’alliance intime d’Ellida avec Wangel évolue en un comportement volontaire et autonome, en un acte de la plus haute et consciente liberté – au lieu du dessaisissement de Rébecca par elle-même, qui ne put s’unir à l’aimé que dans la mort. Au lieu de l’énergie brute et de la fragilité maladive, qui en Rébecca et en Rosmer sont si funestement entrelacées, chez Wangel comme chez Ellida prédomine une délicatesse, qui cherche à faire une place aux besoins d’autrui en fonction de sa propre intelligence. Au lieu d’un attrait irrésistible pour la contradiction, s’exerce peu à peu – fort lentement, mais par-delà tout malentendu et toute aliénation – une discrète et efficace contagion, du fait de cette parenté secrète des âmes. Cela est mystérieusement perceptible dès le départ en Ellida, dans la mesure où elle recherche sans cesse la compagnie de son époux. Le premier mot que nous entendons sur ses lèvres ne se rapporte pas à la nostalgie de la mer et du lointain – mais, d’une manière particulièrement insistante, au retour de Wangel, comme si elle ne pouvait supporter son absence une seule heure: « C’est toi, Wangel? Dieu soit loué, je te revois! » Son inclination passionnée pour l’étranger la pousse vers Wangel; elle se love fortement dans ses bras: « Ah, mon bien-aimé, mon cher – sauve-moi de cet homme! » Elle a le sentiment qu’elle trouvera protection auprès de lui, « la paix et le salut, si je pouvais m’attacher à toi étroitement – et tenter de braver toutes les forces séduisantes et effrayantes. » Mais elle ajoute encore: « Cela non plus, je ne le peux pas. Non, non -je ne le peux pas! » Envers l’inconnu, elle ressent le besoin d’aimer – mais le désir d’aimer est réservé à l’époux. La faiblesse de sa volonté, qui n’a pas encore conquis son autonomie, la lie à l’inconnu, mais ce qui la lie à son époux, c’est le pressentiment intime de sa nature que c’est lui qui l’amènera à elle-même: « Aide-moi! Sauve-moi, Wangel! »

Et toute la figure de Wangel est tracée de manière à pouvoir être saisie dans tous ses traits à partir de son lien avec Ellida. À l’instar des autres protagonistes de la pièce, son profil spirituel revêt deux formes: l’une qui paraît regarder en arrière vers Rosmersholm, et une autre, dont le regard est orienté vers l’avant, vers une nouvelle vie plus heureuse. De même que par un certain trait fondamental de sa nature Ellida fait penser à Beate, Rebecca à l’étranger, de même Wangel rappelle Rosmer et le surpasse à la fois.

Tout comme dans l’existence de Rosmer, dans la sienne aussi la piété joue un rôle bien trop grand. Lui non plus ne parvient pas à se détacher d’une morte, bien qu’il lui ait trouvé quelqu’un pour lui succéder – en fait, il n’a même pas la force d’interdire aux enfants leurs cachotteries, qui découlent apparemment de la vénération envers leur première mère. Et de même que Rosmer se trouve enchaîné et influencé, dans son existence et son action extérieures, par la piété envers tout ce qui est mort, tradition et coutume, de même Wangel est fortement attaché à l’usage et ne sait pas se libérer pour une forme de vie énergique et autonome. « Ce n’est pas un trait convenant à un papa! », lance Bolette à son sujet, et lui de lui-même. La piété provoque donc encore en lui un affaiblissement de la volonté. Étant donné les terribles circonstances qui requièrent une force redoublée, il se montre fréquemment incapable de se ressaisir. Lorsqu’il s’attache Ellida, cela est l’effet moins d’un nouvel appétit de vie et d’un nouvel amour que parce que, pour lui plaire, il espère échapper aux souffrances et à la solitude de l’ancien amour; et lorsque son mariage avec Ellida se défait, il noie occasionnellement son chagrin dans la boisson.

Or, même ces traits le différencient notablement de Rosmer. Surtout, il n’est spirituellement prisonnier ni de son origine ni de sa propre faiblesse, mais il les reconnaît de mauvaise grâce; son discernement lui trace donc très consciemment le chemin vers des voies plus libres. Il n’est pas, comme Rosmer, soumis impuissamment à l’influence de l’aimée; il se sent responsable de la tâche de veiller sur elle, et s’adresse le reproche de l’avoir fait uniquement par gâterie déraisonnable et égoïste: « J’aurais dû être pour elle comme un père – et en même temps comme un mentor! J’aurais dû faire de mon mieux, pour développer et éclairer sa vie intellectuelle. »

Et sa piété envers l’épouse défunte n’est pas fondée, comme dans le cas de Rosmer, sur l’obligation impérieuse de traverser la vie avec « un cadavre sur le dos » – non, elle est un reste de profondeur du sentiment, une loyauté ardemment préservée, destinée à garantir aussi comme authentique la permanence de ses dispositions envers la vivante. C’est cette loyauté qu’il témoigne également plus tard à Ellida, dans des proportions si rares, avec une abnégation si persévérante. Et cela montre déjà en quoi, d’une part, il semble le plus proche de Rosmer, en quoi, d’autre part, il lui semble surtout supérieur, à savoir le désintéressement de sa nature. En lui aussi, c’est là le trait dominant, mais il dérive d’une autre source; ce n’est pas, comme en Rosmer, une faiblesse, l’absence d’un moi propre, l’incapacité d’en développer ou d’en conserver un, ce n’est pas un engloutissement passif dans les autres. En lui, c’est une force – la force de l’amour, de se couler dans la sensibilité des autres, de leur venir en aide; il s’agit de compréhension et d’intelligence. Ce n’est que parce que sa capacité d’aimer s’enracine dans une telle force positive qu’elle reste véritablement désintéressée, tandis qu’en Rosmer le désintéressement apparent de la faiblesse de la volonté, au moment décisif, se retourne en un accès d’égoïsme, si bien qu’il cause la mort de Rebecca, afin de se ressaisir dans sa propre vie et sa propre action. Wangel agit à cet effet d’une manière violemment contradictoire, lorsqu’à la fin de la pièce il congédie Ellida. Tout son espoir et son désir reculent toujours davantage devant le profond besoin de secourir et de guérir.

La différence entre eux trouve un reflet fort subtil dans leur profession. Rosmer est un prédicateur, c’est-à-dire un représentant de la tradition, à laquelle se conforme sa volonté, et dont il ne peut plus se libérer sans se perdre lui-même et sombrer dans un dilemme intérieur. Wangel, en revanche, est médecin; il doit manifester de la compréhension, de l’indulgence pour tout; il doit pouvoir accompagner le malade dans toutes ses souffrances, mais, pour accomplir sa mission, il doit éviter de se laisser contaminer par elles, de leur succomber. Il doit aspirer du moins à une santé inébranlable et savoir reconnaître ce qui en cela lui manque encore.

Or il est caractéristique qu’une maladie soit nécessaire à l’éveil de la noblesse et de la grandeur de sa nature – si bien que, sans une telle sommation à son devoir de guérir et de secourir, il succombe à l’influence de la vie quotidienne et du monde de la mansarde. Même pour Ellida, il n’éprouve d’abord qu’une inclination superficielle, et ce n’est que lorsqu’elle tombe malade qu’il devient un médecin de l’âme, plein d’abnégation et de compréhension; c’est seulement lorsqu’elle souffre que son amour à lui atteint une profondeur désintéressée et une abnégation joyeuse. On pourrait dire: ce n’est qu’à travers ses délires que tout son être lui devient véritablement transparent, qu’il gagne une attention au véritable son, douloureusement passionné, de sa voix. Guider et aimer correctement la malade dès le début, lui montrer le chemin, par lequel elle aurait pu échapper aux dangers de son évolution – de cela il ne fut pas capable. Pour y parvenir, il n’aurait pas seulement dû être pour elle le médecin loyal, mais déjà auparavant un mentor et, dans l’acception la plus noble du terme, un guide spirituel, qui, nullement prisonnier du respect de la tradition, sait interpréter les mystères de la vie intérieure, et qui bannit toute l’horreur et l’attrait énigmatique de l’incertain, de l’illimité, du fait qu’il apprend à reconnaître dans leur profonde signification les devoirs limités et précis de la véritable vie.

Wangel justement n’est pas encore parvenu lui-même au terme de son évolution; il est encore en quête, encore en devenir, et en attente de parachèvement. Ce qui fonde précisément son grand amour pour Ellida, c’est qu’à travers les hallucinations morbides qui l’éloignent de lui, il perçoit dans son être à elle ce qui lui manque pour réaliser son propre accomplissement. Même si c’est un monde de mansarde dans lequel il vit, la volonté, le désir de liberté est déjà puissant en lui. « C’est un ressac – et aussi une marée montante et descendante – dans ses pensées comme dans ses sentiments », dit-il du type humain dont se rapproche Ellida, exprimant par là ce qui l’attire vers elle d’une façon si irrésistible:

« Tu es apparentée à la mer. Et l’horrible, d’autre part, t’est apparenté. Tu es pour moi l’horreur, Ellida. Ce qui attire, c’est là ce qui est le plus puissant en toi. »

Et l’on comprend aisément que ce besoin réciproque de plénitude a pour effet de muer son attitude envers Ellida en une complète fusion existentielle, une « véritable union », dès qu’il parvient à l’amener à la conscience de soi – à la même honnête connaissance de soi que lui-même possède.

Sur la base de l’apparence et du donné, de la surface de la vie, Wangel accède graduellement à l’intériorité et à la profondeur de cette dernière et, ce faisant, acquiert également la force de la transformer d’une manière neuve et libre. Ellida, restée à distance de tout ce qui limite salutairement et détourne vers l’extérieur, souffre d’une profondeur de l’intériorité qui la rend juste encore capable de vivre sa vie en imagination. Au cours de sa maladie spirituelle, les chimères du sentiment et de la représentation se muent en un renversement positif de l’intérieur et de l’extérieur. Tout son passé gagne dans les visions de son imagination vérité et vie, et à chaque instant fait éclater le présent et la réalité. « Tu penses et tu sens par images, et par représentations visuelles, lui dit Wangel[1]

Ce qu’elle voit substantiellement dans ses pensées est bien réel, cela existe pour elle; ce qu’elle ne peut se représenter avec exactitude à l’instant, cela est subitement comme perdu pour elle, comme évanoui. Si cela lui arrive avec Wangel, alors elle ne le retrouve et ne se retrouve même plus elle-même comme sa femme, et cela lui est « si effroyablement pénible! »

De même, il suffit que l’étranger surgisse plein de vie devant son regard spirituel, pour qu’elle succombe à sa présence comme à un état de fait, et comprenne l’« horreur ». Il ne lui apparaît pas à la manière d’un aimé prenant vie dans le souvenir – même jusqu’à l’hallucination, parce que la nostalgie a évoqué l’absent en vain; non, c’est précisément la réalité inquiétante de sa présence qui lui est si pénible, et dès qu’elle est en mesure de se représenter distinctement son absence, elle se calme.

Ce n’est pas vraiment son sentiment, son désir, qu’il excite, mais sa volonté, que le fait de penser à lui paralyse et submerge – comme s’il s’abattait sur elle avec l’insaisissable emprise d’un fantôme et l’épousait une nouvelle fois. C’est pourquoi aussi, elle ne le voit devant elle qu’en imagination, en quelque sorte sans que son œil le perçoive, sans qu’elle veuille le voir – il se tient même « quelque peu de biais. Il ne me regarde jamais. Il est juste là. »

Cette manière de regarder, par analogie avec les images vivantes du rêve, est extraordinairement véridique: elle repose sur un certain flou et une absence générale de netteté, joints à la plus grande clarté et précision dans certains détails. L’apparence de l’étranger, par exemple, s’est déjà estompée en fait dans le souvenir d’Ellida, si bien qu’elle ne le reconnaît même pas, lorsqu’il entre dans le jardin de Wangel – en revanche, elle voit toujours encore clairement devant elle, en imagination, la perle blanche et bleue de son épingle, cet « œil mort de poisson », qui pour elle symbolise tout et exprime l’horreur contenue dans sa vision. Dès que le flou général cesse, dès que l’étranger se présente en personne devant Ellida et Wangel, l’effet produit par le fantasme onirique devient plus incertain. Aussi il salue Wangel comme un heureux tournant vers une amélioration, à savoir le fait que l’étranger en personne est de retour.

« Une nouvelle image de la réalité est maintenant venue à ta rencontre. Et cela relègue dans l’ombre l’ancienne – si bien que tu ne peux plus la voir. Et elle relègue aussi dans l’ombre tes visions morbides. Il est donc bon que la réalité soit arrivée. »

Son retour est donc précisément une condition de sa guérison et de son détachement intérieur à son égard. La deuxième condition ensuite est, à vrai dire, le retour de son époux dans son cœur et ses pensées. À la différence de l’étranger, il est présent à ses côtés en personne, mais tenu à distance de sa vie intérieure par l’image symbolique, vue en rêve, de l’inconnu. Elle n’a pas le moindre regard pour le profond attrait de Wangel à son égard, qui le rapproche d’elle par un amour toujours plus puissant, jusqu’à ce que cet amour réussisse finalement à l’arracher brutalement à l’étrange. Elle se tourne, en effet, instinctivement vers son époux, mais seulement comme le malade tout accablé de ses souffrances se tourne vers son médecin, susceptible de lui procurer un soulagement. Elle ne sait pas encore que son unique pouvoir de guérison réside dans son amour. Elle sait juste que son amour devait traverser, consolider et mûrir, une évolution, juste qu’il n’est pas, comme elle, un individu achevé, mais en devenir, qui se rapproche d’elle pas à pas – cela lui pèse, à elle, de le comprendre. Car dans son imagination se gravent seulement des instantanés uniques et déterminants, qui ensuite évoluent intérieurement d’une manière toujours plus funeste et âpre, reçoivent un éclairage toujours plus fantasmatique – pour prêter attention discrètement à un lent épanouissement, elle est bien trop maladivement engourdie.

Aussi sa conduite envers Wangel reste toujours seulement telle qu’elle avait été initialement, amorcée par des fiançailles couronnant une brève période de familiarisation et par une inclination que favorisèrent des deux côtés des paramètres qui n’avaient rien à voir avec l’amour. Elle se souvient seulement qu’elle s’est toujours sentie seule et incomprise dans la maison de Wangel, car elle ne prêta jamais attention aux efforts délicats pour mieux la comprendre, dont témoignent ses paroles: « je commence à te comprendre – peu à peu. C’est là le fruit des années et de la vie à deux. »

Parce que le regard lui fit entièrement défaut pour voir ce qui se passe autour d’elle, elle croit aussi ne pouvoir nullement exiger de Wangel un grand sacrifice lorsqu’elle le supplie enfin de lui rendre sa liberté, d’« annuler le marché » d’autrefois. Et Wangel, dans sa bonté désintéressée, se dit que, d’une certaine façon, il lui doit ce sacrifice – quand bien même elle ne serait pas en mesure de l’honorer dans toute sa grandeur. Car il échoua à se prémunir contre les changements d’humeur d’Ellida, à lui garantir à temps le socle d’une vie saine et libre, sur lequel elle aurait pu prendre racine et se greffer sur son univers. Or, tandis qu’intérieurement elle se détache de lui toujours plus énergiquement, il ne veut pas se sentir responsable de ce que dans l’élan vers la liberté rêvée elle dépérit lentement. Il sait que sa passion pour l’inconnu n’est rien d’autre qu’une aspiration à la liberté.

« Ton désir et ton besoin de mer – ton attrait pour lui – cet étranger, lui dit-il plus tard, ce fut là en toi l’expression d’une exigence naissante et croissante de liberté. Rien d’autre. »

Or ce n’est que parce qu’elle se croit totalement incomprise de lui, totalement étrangère en son for intérieur, qu’elle ressent son mariage comme une servitude, une captivité. Car seuls la compréhension et l’amour fondent la différence entre un lien, qui unit étroitement deux êtres, et une entrave, qui les soude l’un à l’autre. Or en un seul instant, le lien peut devenir une entrave, ou l’entrave une alliance volontaire.

Ellida découvre cela en s’étonnant d’elle-même, lorsqu’elle voit que Wangel lui rend sa liberté uniquement par amour, lui laisse la liberté de suivre l’étranger. Doucement et en tremblant, cela prend forme sur ses lèvres: « je te serais devenue si proche – si intimement proche! »

Comme Wangel lutte pour lui rendre sa liberté, et la place devant le choix personnel de la préserver de la folie, il est en fait persuadé de la perdre. Son sacrifice est sincère. Mais sans le vouloir, il arrache de ses yeux les bandeaux de ses délires. À partir du moment où elle mesure dans cet acte la grandeur et la force de son amour, elle n’est plus non plus pour lui une étrangère. À partir de cet instant précis, elle doit se sentir proche de lui et entourée d’une patrie, au lieu de la prison jusqu’ici. Mais comme elle n’était même pas prisonnière, le désir de se libérer ne peut tenir plus longtemps. La liberté cesse de l’attirer, parce qu’elle n’attire plus depuis le lointain; Ellida se trouve en liberté.

Il est aisé de mésinterpréter ses paroles: « J’eus la possibilité d’y jeter un œil – d’y entrer – si seulement je l’avais moi-même voulu. J’aurais pu en faire le choix maintenant. C’est pourquoi, je pouvais aussi bien me résigner. »

Ces paroles n’entendent pas faire d’une humeur enjouée le socle de sa transformation. Elles signifient seulement: je n’ai plus besoin de la liberté, parce que j’ai reconnu que je suis libre. Or elle n’entend plus par là le libre choix, que Wangel lui a concédé. Car lorsque, la veille, elle le conquiert pour elle-même, avec l’idée que sa perte ne lui coûtait pas trop, alors elle pensait encore suivre l’étranger. Or maintenant, elle n’emploie même pas la liberté qui lui fut concédée en vue d’un choix, mais elle reconnaît qu’elle n’a plus du tout le choix, parce que son congédiement fut un acte d’amour. Avec la même énergie transformante, par laquelle l’idée de ses fiançailles avec Wangel a agi sur elle, son renoncement désormais ne produit plus aucun effet sur elle – comme une révélation: elle voit qu’il s’inflige volontairement et héroïquement la plaie la plus profonde par le désir tout-puissant de lui apporter la guérison, de guérir ses plaies. Comme au sortir de rêves angoissants, elle voit alors pour la première fois son époux tel qu’il est en réalité. Et après une longue séparation, il célèbre par là son retour dans son cœur, tandis que l’étranger se trouve précisément éloigné de son cœur par la réalité qui en elle modifie son image à lui.

Toutefois, l’acte d’amour par lequel Ellida accède à la prise de conscience de sa liberté auprès de Wangel ne livre pas encore toute l’explication de sa guérison et de son rétablissement – seulement la condition d’un heureux déroulement de la crise, qui favorise un regain de santé. Certes, la folie engendrée par sa captivité l’abandonna, mais la véritable cause qui la suscita n’est pas éradiquée. Car elle ne venait pas de la véritable captivité d’Ellida, mais exclusivement du déchaînement maladivement accru de sa vie imaginaire, que la liberté ne pouvait que trouver dans l’absence de limites et de certitudes. La cause se trouvait dans le regard lointain, hypnotiquement ensorcelé, vers l’illimité, encore accentué par l’indulgence et la gâterie de Wangel, par l’absence complète d’obligations et de devoirs distrayants. Au fond, Ellida pâtit donc, exactement comme Rebecca, d’un mauvais usage de la liberté, d’un débridement de l’être, qui en elle devait fatalement conduire aussi la vie imaginaire à la folie, à la dégénérescence mentale, qu’en Rebecca ils conduisirent la vie des instincts à des actes destructeurs, à l’avachissement de la volonté. Une petite scène qui se produisit la veille montre clairement la façon dont Ellida elle-même prend conscience progressivement que sa plus grande souffrance tenait à un isolement dans lequel elle s’était perdue par ses pensées et ses rêveries stériles. Lorsqu’elle est surprise par un fougueux témoignage d’amour de sa plus jeune belle-fille Hilde, et que la sœur de cette dernière, Bolette, lui adresse le reproche de ne jamais lui avoir manifesté affection et compréhension pour cet amour timide et secret, elle se montre alors stupéfaite et demande dubitativement- « Oh! Y aurait-il encore là pour moi une tâche à accomplir? »

De la réponse à cette question, elle pressent une délivrance pour elle-même; le cours morbide de ses pensées se trouve soudain entravé et traversé par une toute nouvelle vision des choses. Elle devine que la pulsion démoniaque, qui attire vers l’incertain et l’illimité, pourrait se révéler impuissante pour une volonté qui se tient fermement à l’intérieur des limites qu’elle s’est imposées à elle-même, dans les frontières naturelles de son action et de son amour. Car sa patrie se trouve seulement là où se déploie sa capacité d’action, où elle s’ouvre et agit en direction de l’extérieur; là seulement se rejoignent à cet effet, en un mouvement volontaire d’autolimitation, la contrainte et la liberté, elles deviennent une, et tiennent à distance de lui l’arbitraire sans but, comme un lointain volontiers évité et inhabité.

Il est tout à fait caractéristique qu’Ellida, immédiatement après le retour auprès de son époux, au milieu de son nouveau bonheur, aspire à une obligation, à un devoir qui met en elle son espoir. Au moment de la plus grande excitation de toutes les énergies de l’âme, elle tourne, elle toujours jusqu’ici si maladivement engourdie en elle-même, ses pensées vers les autres. Lorsque Wangel s’écrie: « Oh, dire que maintenant nous pouvons vivre tous les deux l’un pour l’autre, Ellida! ajoute-t-elle rapidement, et pour nos deux enfants – qui ne m’appartiennent pas – mais que je vais encore conquérir pour moi! »

Elle comprend maintenant que ce n’est pas le caractère illimité de la rêverie et du désir solitaires où elle peut véritablement se sentir chez elle, mais l’étroitesse qui seule offre assez d’espace pour contenir toute la richesse des relations humaines, de la puissance de création et de l’amour humains – cette étroitesse, dont il est dit:

« Un foyer, c’est où il y a de la place pour cinq,

Alors qu’entre ennemis deux seraient à l’étroit.

Un foyer, c’est où ta pensée se déploie en toute liberté

où ta voix frappant à la porte des cœurs

Recueille toujours en retour des accents similaires.[2] »

La deuxième parole salutaire que Wangel adresse à Ellida porte donc en elle l’émancipation de sa volonté – un avertissement non seulement pour sa liberté, mais aussi pour son propre sentiment de responsabilité: « Maintenant tu peux choisir en toute liberté. Et en toute responsabilité, Ellida. »

Elle porte alors la main à son front et regarde devant elle, en direction de Wangel: « En toute liberté et – responsabilité! En toute responsabilité aussi? Là – se trouve un pouvoir de transfiguration! »

Cette aspiration de tout son être à la réalité, à laquelle il désire s’attacher, dont il veut se laisser emplir – cette conversion de son rêve de liberté en une joie créatrice positive, voilà le premier signe de la véritable guérison d’Ellida. Elle se trouve elle-même, et elle trouve sa santé, seulement lorsque sa profonde intériorité gagne une ouverture vers l’extérieur, pour se déployer en capacité d’action. Et là se réalise l’idée fondamentale qui traverse les cinq drames – l’idée que tout attachement, toute limitation et toute obligation avachissent et affaiblissent l’énergie, lorsqu’elles entravent le libre épanouissement – mais que tout appétit de liberté conduit aussi à la langueur et à l’affliction, s’il en reste au stade de la simple négation, sans gagner un nouveau champ d’obligation ni aucun sens spontané de la responsabilité. « Spontanément – et de sa propre responsabilité! », voilà l’idée qu’introduit l’émancipation spontanée d’une Nora et réalise la limitation spontanée d’une Ellida. Ce n’est que parce que nous allons au bout de l’idée avec Ellida que nous saisissons parfaitement ce qui, dans l’évolution de Nora, était encore voué à rester incomplet. Nora ne peut se laisser retenir par le renvoi aux obligations qui lui incombent, parce qu’en vue de cette liberté elle n’a pas encore atteint le degré d’évolution où de telles obligations pourraient devenir l’expression de sa propre volonté, spontanément enchaînée, de s’exprimer. À l’instant où elle nous quitte, elle ne se trouve qu’au début de son évolution, elle ne fait que commencer son ascension vers le sommet, qui s’étend encore devant elle dans un vague crépuscule. Comment devant ses yeux se présenteront de là-haut le monde et la vie, comment alors son petit monde et sa vie personnelle apparaîtront à son jugement mûri – tout cela, elle ne le sait pas encore. Nora conclut ainsi par une question muette, et seule Ellida nous fournit une réponse à la question de savoir pourquoi si l’une pensait devoir éviter patrie et obligations – l’autre, en revanche, se retrouve au foyer à honorer ses obligations.

Nul hasard donc si les figures de ces deux femmes présentent des traits apparentés, même si leurs aspirations paraissent contraires. Si l’on compare Nora et Ellida, il saute aux yeux immédiatement qu’elles sont toutes les deux pour ainsi dire en phase de croissance, autrement dit, qu’elles n’ont pas fini de grandir, n’ont pas encore atteint leur taille naturelle, Nora, parce que dans l’étroitesse et le confinement de son environnement elle ne parvint jamais à une véritable liberté de mouvement, à un comportement autonome – Ellida, parce qu’elle n’a rien trouvé dans l’étendue illimitée de la surface marine qui lui eût permis de se redresser et de mesurer sa propre grandeur. L’une, parce qu’on lui avait fermé artificiellement toute perspective lointaine sur le monde et la vie, avec le jouet d’une maison de poupée, l’autre, parce que sous son regard rêveur le monde et la réalité devaient finalement se fondre dans l’imprécision de lointains illimités et d’un mirage brumeux.

Dans les deux cas, la catastrophe fait irruption dans leur vie en raison de ce manque d’éducation et de maturation, et si l’on examine les situations où elles se trouvent au moment décisif, à la fin des pièces, on remarque alors une similitude dans les conflits mêmes, car, dans les deux cas, il s’agit d’un conflit entre le devoir conjugal et la liberté personnelle. D’un point de vue extérieur, en effet, la situation d’Ellida comporte visiblement une motivation nettement plus déterminante pour la séparation de Nora avec les siens, tandis que les conditions de vie de Nora, en revanche, contiennent un élément susceptible de faciliter à Ellida le retour dans son foyer. Cela vaut pour l’attitude des deux, aussi bien à l’égard de leurs époux que de leurs enfants. La dame de la mer n’a plus d’enfant en propre, et les deux brus seront bientôt trop âgées pour la protection dont elles bénéficient. À l’inverse, la sëparation de Nora d’avec ses petits est rendue possible surtout par la circonstance hasardeuse que son ancienne gouvernante personnelle est de leur côté, et ce hasard heureux ne laisse entrevoir qu’une protection de courte durée, seulement pour les années à venir, aussi longtemps seulement que les soins d’une gouvernante sont requis. La propre éducation négligée de Nora n’éveille-t-elle pas le reproche qu’elle ne fut guidée par aucune mère, mais seulement par une gouvernante? Et ce reproche n’est-il pas appelé à se répéter dans ses enfants? En fait, elle ne veut pas s’émanciper par amour de la liberté; elle veut seulement atteindre sa propre autonomie, pour devenir responsable, pour pouvoir assumer des obligations; elle trouve sacrilège d’être épouse, voire mère, avant d’être devenue un être humain au sens plein du terme, d’avoir des enfants, avant même de s’appartenir elle-même. Or est-il possible de jamais défaire cet outrage? Peut-elle effacer les enfants, des existences naguère créées, comme elle peut effacer l’existence de son mariage? Nora ne répond plus à de telles questions, parce qu’elle ne connaît encore aucune réponse; elle part justement pour en chercher une.

On trouve quelque chose d’équivalent dans sa relation à Helmer, à condition de l’envisager uniquement de l’extérieur. Car le reproche d’Ellida envers Wangel est apparemment plus fondé. Il l’arracha, en effet, aux conditions antérieures de son bonheur, la sépara de sa patrie marine, malgré la conscience que sa transplantation dans les conditions modestes de la campagne lui serait fatalement préjudiciable. Il sent que cette erreur ne peut être réparée que par une pleine évolution spontanée sous sa direction et sa conduite, et, malgré cela, il l’abandonne pendant tout ce temps à elle-même. Helmer, en revanche, accepte Nora telle qu’il la trouve; il s’efforce de remplacer le plus exactement possible pour elle la chambre de jeu de la maison paternelle; de son élan vers la libération et l’élévation intérieures il n’a pas la moindre idée, car le comportement enfantin et puéril de Nora le dissimule complètement à ses yeux. À vrai dire, il reste à son sujet dans le flou, pour la seule raison que tout son amour est égoïste et borné – un amour sans compréhension ni abnégation, mais toujours est-il que cette absence de discernement éclaire sa façon d’agir.

Mais ces difficultés, que rend manifestes une analyse extérieure des deux situations mentionnées, n’en trahissent que plus vivement la façon dont les problèmes spirituels sont fondamentalement abordés et approfondis pour eux-mêmes. La question est toujours: est-il vraiment possible qu’Ellida reste auprès de son époux, la condition principale et essentielle est-elle remplie pour cela – alors les devoirs qu’elle trouve à son arrivée ont beau encore être si peu contraignants, alors il suffit de très peu pour s’étendre à une sphère féconde de l’amour, où elle puisse être active, alors le plus petit détail devient si contraignant et sacré dans cet amour qu’aucune force ne peut plus retirer sa main de la charrue. Et à l’inverse, il manque la seule chose vraiment importante, la « seule chose vitale », car tout le reste ne sert à rien – par-delà toute obligation et tout amour, par-delà mari et enfants, Nora va de l’avant, impitoyablement, sans tourner son regard vers la droite ni vers la gauche, n’ayant en vue que son seul but.

C’est pourquoi, se trouvent écartés tous les motifs secondaires, susceptibles d’atténuer cette puissante motivation unitaire, dans la mesure où ils émanent d’appuis extérieurs. Quel est le seul élément vital devant fonder le « mariage véritable »? C’est la vérité et la liberté. Dans le cas de Nora, cela signifie la liberté de s’épanouir de la condition de poupée à celle d’être humain au sens plein, à travers sa vie en commun avec Helmer. Et pour lui, cela signifierait la nécessité d’authentifier son amour pour elle, de lui reconnaître une vérité au moment de l’épreuve et du danger. Ces deux aspects font réellement leur entrée dans le mariage d’Ellida avec Wangel: elle retourne auprès de lui, parce qu’il lui apporte la preuve qu’avec lui elle n’est pas prisonnière, mais libre – par l’offrande d’un amour véritable, d’un amour qui agit si altruistement et grandiosement que sa vérité l’emporte et convainc immédiatement.

Aussi les attentes de Nora se réalisent dans la vie d’Ellida: grâce à l’action de Wangel, de «miraculeux » le rêve de Nora est devenu réalité.

Ce rêve contenait, dès le départ, le but atteint ici; le début et la fin se rejoignent sans faille. Le pouvoir d’émancipation contenu en lui, qui précipita Nora dans une vie individuelle autonome, en défaisant son foyer et son mariage, s’exprime dans la réalisation de l’aspiration au merveilleux, telle une force unifiante et liante, qui fonde le foyer et le mariage d’EIlida sur de nouvelles bases et s’oppose comme une solide barrière à son besoin d’autonomie et d’indépendance.

Car en Nora l’aspiration à s’épanouir jaillit seulement de la vérité de son amour: elle veut seulement conquérir entièrement son propre moi, pour en faire l’offrande. De la récente plénitude de sa santé intérieure et de sa force de caractèrejaillit la richesse qu’elle souhaite pour elle-même, la liberté qu’elle conquiert pour elle-même, en unjoyeux amour pour l’autre – devient le rêve nostalgique du miracle d’un mariage véritable. En Ellida, c’est seulement l’agitation et la fièvre dévorante d’un état maladif qui la poussent hors du cercle des siens – vers une liberté bien incertaine, inconsis. tante. Les deux conceptions différentes de l’idéal de liberté ne peuvent trouver une expression plus pertinente que dans le nom que les deux lui donnent. Dans l’appellation « le merveilleux », employée par Nora, transparaît une admiration naïve d’enfant, un ciel et une promesse, le terme « horrible » employé par Ellida implique le regard craintif vers un lointain vide, qui à la fois attire et rebute, un chaos et un changement houleux. Ce que Nora porte en elle comme l’idéal positif de toute sa vie morale et sentimentale, cela vit en Ellida seulement sous une forme effrayante et fantomatique, comme le fruit d’une vie de l’imagination survoltée.

Dans la mesure où l’émancipation de Nora représente un idéal, et non seulement un simple caprice personnel, la barrière qu’il lui fallut briser, la chaîne qu’il lui fallut arracher pour cela, apparaît comme une contrainte indigne. Pour cette raison, la valeur de la solide restriction et limitation admise de la libre aspiration augmente dans les mêmes proportions, lorsque le désir de liberté d’Ellida s’exprime sous une forme morbide et injustifiée. Le « monde de la mansarde », avec son ordre et son étroitesse immuables, pouvait encore signifier pour Nora une prison, ou une chambre vide de poupée; pour Ellida, il signifie une éducation pour la vie et un foyer. Rebecca se trouvait déjà inéluctablement reléguée dans le monde qui apprivoise la sauvagerie et anoblit la grossièreté, mais elle n’apprit à le connaître que par opposition à la liberté, que par son influence contagieuse, éreintante. Seule Ellida fait l’expérience du miracle du grand amour, au point que le monde de la mansarde s’étend en largeur et en hauteur, que tombent toutes les cloisons qui barrent l’accès au puissant appel d’air de la liberté dehors et à l’éclat transparent du soleil de la vérité. Seule Ellida se trouve dans un monde qui ne veut plus être que refuge protecteur, abri, un lieu de concorde et de réconciliation.

Lorsque Nora nourrissait son rêve de merveilleux, ses pensées alors tournoyaient encore, si inatteignables, au-dessus de la terre basse et sombre, comme un rêve de célébration resplendissante de Noêl planant au-dessus des sapins enneigés dans la forêt. Or pour Ellida le miracle est devenu vérité et nature, réalité florissante et féconde; tout autour de la mansarde chante et fleurit l’été, il grimpe jusqu’à ses fenêtres, Pousse par-dessus son toit et enrobe ses murs de son vert secret ombrageux. Et le visage d’Ellida est transfiguré par les épousailles de Nora – des épousailles certaines de la réalisation du miracle – de la plénitude miraculeuse de la nature – et l’envisageant avec confiance.

« Ne trouvez-vous pas », demande Hilde à l’omniscient Ballested, « que vous et Papa avez vraiment l’air fiancés? » Et il répond: « C’est la saison estivale, jeune demoiselle! »

L’été de l’amour, qui se cache dans un foyer, autour duquel bruit librement le riche courant de la vie ».


[1] « Ce fait situe encore, d’un point de vue artistique, La Dame de la mer au-dessus des autres drames d’Ibsen, qui, comme ces derniers, ne représentent pour ainsi dire que le dernier acte d’un drame, tirent le bilan d’une longue évolution. La folie d’Ellida exorcise le passé dans une tout autre plénitude existentielle, bien plus irrésisitiblement et immédiatement, en plein sous l’éclat transparent du soleil, que cela ne réussit aux remords de Rebecca ou aux réflexions de madame Alving. Ces dernières ne font que raconter, mais Ellida insuffle pour ainsi dire ses souvenirs à la pièce. » (Note de Lou Andreas-Salomé)

[2] Ibsen, La Comédie de l’amour.