The Quintessence of ibsenism / George Bernard Shaw

The Lady from the sea – 1888

Tiré de The Quintessence of ibsénism, de George Bernard Shaw, 1891

(…) Ibsen’s next play, though It deals with the old theme, does not insist on the power of Ideals to kill, as the two previous plays do. It rather deals with the origin of ideals In unhappiness, in dissatisfaction with the real. The subject of The Lady from the Sea Is the most poetic fancy imaginable. A young woman, brought up on the sea-coast, marries a respectable doctor, a widower, who idolizes her and places her in his household with nothing to do but dream and be made much of by everybody. Even the house- keeping is done by her stepdaughter : she has no responsibility, no care, and no trouble. In other words, she is an idle, helpless, utterly dependent article of luxury. A man turns red at the thought of being such a thing; but he thoughtlessly accepts a pretty and fragile-looking woman in the same position as a charming natural picture. The lady from the sea feels an indefinite want in her life. She reads her want into all other lives, and comes to the conclusion that man once had to choose whether he would be a land animal or a creature of the sea; and that having chosen the land, he has carried about with him ever since a secret sorrow for the element he has forsaken. The dissatisfaction that gnaws her is, as she interprets it, this desperate longing for the sea. When her only child dies and leaves her without the work of a mother to give her a valid place in the world, she yields wholly to her longing, and no longer cares for her husband, who, like Rosmer, begins to fear that she is going mad. 99At last a seaman appears and claims her as his wife on the ground that they went years before through a rite which consisted of their marrying the sea by throwing their rings into it. This man, who had to fly from her in the old time because he killed his captain, and who fills her with a sense of dread and mystery, seems to her to embody the mystic attraction the sea has for her. She tells her husband that she must go away with the seaman. Naturally the doctor expostulates declares that he cannot for her own sake let her do so mad a thing. She replies that he can only prevent her by locking her up, and asks him what satisfaction it will be to him to have her body under lock and key whilst her heart is with the other man. In vain he urges that he will only keep her under restraint until the seaman goes that he must not, dare not, allow her to ruin herself. Her argument remains unanswer- able. The seaman openly declares that she will come; so that the distracted husband asks him does he suppose he can force her from her home. ‘To this the seaman replies that, on the contrary, unless she comes of her own free will there is no satisfaction to him in her coming at all: the un- answerable argument again. She echoes it by demanding her freedom to choose. Her husband must cry off his law-made and Church-made bar- gain; renounce his claim to the fulfilment of her vows; and leave her free to go back to the sea with her old lover. Then the doctor, with a heavy heart, drops his prate about his heavy responsibility for her actions, and throws the responsibility on her by crying off as she demands. The moment she feels herself a free and responsible woman, all her childish fancies vanish: the seaman becomes simply an old acquaintance whom she no longer cares for; and the doctor’s affection produces its natural effect. In short, she says No to the seaman, and takes over the house- keeping keys from her stepdaughter without any further maunderings over that secret sorrow for the abandoned sea. It should be noted here that Ellida [call her Eleeda], the Lady from the Sea, seems more fantastic to English readers than to Norwegian ones. The same thing is true of many other characters drawn by Ibsen, notably Peer Gynt, who, if born in England, would certainly not have been a poet and metaphysician as well as a blackguard and a speculator. The extreme type of Norwegian, as depicted by Ibsen, imagines himself doing won- derful things, but does nothing. He dreams as no Englishman dreams, and drinks to make him- self dream the more, until his effective will is destroyed, and he becomes a broken-down, dis- reputable sot, carrying about the tradition that he is a hero, and discussing himself on that as- sumption. Although the number of persons who dawdle their life away over fiction in England must be frightful, and is probably increasing, yet their talk is not the talk of Ulric Brendel, Rosmer, Ellida, or Peer Gynt; and it is for this reason that Rosmersholm and The Lady from the Sea strike English audiences as more fantastic and less literal than A Doll’s House and the plays in which the leading figures are men and women of action, though to a Norwegian there is probably no difference in this respect.

Notices / P.G. La Chesnais

 

 

Extraits des chapitres II et III du tome XIV des Œuvres Complètes d’Ibsen

Traduction de P.G. La Chesnais [1]

 

« La Mer et les ondines »

Le 10 novembre 1886, Ibsen écrivit à Brandès : « Nous irons peut-être en Danemark l’été prochain. Nous avons tous deux grande envie de passer quelques mois à Skagen. J’espère donc que nous nous verrons à Copenhague[2]. » Skagen est une très petite station de bains de mer à l’extrême pointe du Jutland, où rien ne semblait pouvoir attirer particulièrement le ménage, et il est singulier qu’Ibsen ait pensé de si bonne heure à choisir l’endroit où il prendrait ses vacances. Il voulait évidemment retourner vers le Nord, et, après son expérience de l’année précédente, la Norvège était exclue. Il irait donc en Danemark, car, malgré ses théories sur le déclin du sentiment national, il demeurait, au fond, très scandinave. Mais pourquoi Skagen?

C’était la mer qui l’attirait, et peut-être aussi la curiosité de voir ce qu’était la vie dans une pareille station balnéaire pendant la saison, mais surtout la mer. Ibsen sortait d’une lignée de capitaines marchands, et, jusqu’à trente-six ans, avait toujours vécu dans des ports. À Grimstad, il s’était lié avec un pilote dont il a fait le portrait, et peut-être avec le mystérieux Terje Vigen dont il a conté l’histoire. Il avait la prétention de s’y connaître en matière de navigation, comme le montre l’article où il rectifie les opinions émises dans la presse au sujet d’un accident[3]. La mer avait sur lui un grand pouvoir d’attraction. Un jour, à Rome, visitant un atelier de peintre, il aperçoit la réduction d’un navire, et il se perd dans la contemplation de cet objet, plus rien n’existe pour lui[4]. A Rome et à Munich, la mer lui manquait. A Rome, Edmund Gosse raconte que, lorsqu’il avait cessé depuis longtemps de visiter ateliers et musées, il allait encore chez Nils Hansteen, peintre de marine, pour voir la mer[5]. Et de Munich, il écrivait le 16 juillet 188o : « De tout ce qui me manque ici, c’est l’absence de la mer dont j’ai le plus de peine à m’accommoder[6]. » Plus tard, ayant reçu d’Hélène Raff une marine qu’elle avait peinte, il accrocha le tableau dans son cabinet de travail, « afin de pouvoir, » écrivit-il, « gorger mon regard de la vue du large… J’aime la mer. Votre tableau met mes sentiments et ma pensée en rapport avec ce que j’aime[7]. »

Nils Hansteen dans son atelier, par Christian Krogh

Il croyait que ce sentiment était spécifiquement norvégien, et à un ami allemand il a dit : « Les gens, en Norvège, ont l’esprit dominé par la mer. Je ne crois pas que d’autres peuples puissent bien comprendre cela.» Cela est fort exagéré, mais il est vrai que cette fascination et domination de la mer, qui est assez rare ailleurs, même en Angleterre, est étonnamment fréquente en Norvège. Et Ibsen a rencontré bon nombre de personnes chez qui cette disposition prenait des formes curieuses, surtout des femmes. Ces ondines pouvaient lui servir de modèles pour sa prochaine « fantaisie », qu’il appela d’abord Havfruen. Ce mot, d’usage courant dans les légendes et chants populaires, est un mot composé qui signifie littéralement « la dame de la mer» et se traduit par « l’ondine ». Mais il l’a remplacé par Fruen fra havet, expression forgée par lui, et qui est exactement traduite par le titre habituel en français.

On ne sait quand lui est venue l’idée de cette pièce. Le plus ancien manuscrit est daté du 15 juin 1888, et Koht suppose que c’est le voyage en Jylland, qu’il fit en effet en été 1887, qui l’a décidé à prendre ce sujet[8]. Je croirais volontiers, au contraire, que ce voyage, auquel il a songé dès novembre 1886, a été résolu précisément parce que le sujet le tentait, et qu’un séjour au bord de la mer était indiqué pour en mûrir le plan. L’idée même était sûrement plus ou moins ancienne dans son esprit. On en trouve déjà une trace dans le manuscrit IV pour Le Canard sauvage, où il a écrit : « Les hommes sont des animaux marins[9]», et dans Rosmersholm, Brendel appelle Rebekka : « Ma séduisante ondine. » Il connaissait trop d’histoires, soit légendes, soit œuvres littéraires, soit histoires vécues, qui la lui suggéraient, et, habitué comme il l’était à imaginer une construction dramatique à propos de tout ce qu’il lisait ou entendait[10], il avait sans doute, d’avance, entrevu un plan.

Toutefois, en novembre 1886, il n’avait certainement pas encore l’idée arrêtée d’écrire précisément le drame de la mer, car il hésitait encore le 27 janvier 1887, où il se plaignait à Jonas Lie de sa grande correspondance, surtout en allemand :

Il ne peut être question, dans ces conditions, de trouver le temps et la tranquillité d’esprit nécessaires pour aborder sérieusement quelque nouvelle fantaisie (galskab) dramatique. Mais j’en sens plusieurs grouiller dans ma tête, et j’espère bien vers le printemps en mettre quelqu’une en œuvre.

Et celle-là devait « grouiller dans sa tête » depuis longtemps.

Dans le jeu des vagues, Arnold Bœcklin, 1883

Même les arts plastiques contribuaient à aiguiller sa pensée vers la mer et les ondines. Arnold Boecklin, le peintre balois qu’Ibsen avait pu rencontrer à Munich, et dont l’art était un mélange de symbolisme romantique dans son inspiration, et de réalisme dans la facture, donc assez analogue à celui d’Ibsen, avait mis à la mode les motifs de ce genre, surtout par son tableau «Triton et Néréide », où l’on voit une sirène couchée sur la plage, et par son «jeu des vagues », de 1883, qui avaient été très discutés dans la presse, et dont Ibsen a certainement vu soit les originaux exposés à Munich, soit, du moins, les nombreuses reproducticns données dans les revues ou en montre dans les boutiques[11].

Grand amateur de chants populaires, il connaissait, naturellement, le chant danois «Agnete et l’Ondin», d’où Andersen avait tiré une pièce. Il a dû y penser, mais on ne voit pas ce qu’il aurait pu y prendre. Il n’avait pas besoin de cette légende pour attribuer à la mer un pouvoir d’attraction et de répulsion à la fois.

Mais l’ondine à laquelle sans doute Ibsen a pensé le plus était une personne réelle, et qui lui tenait de près. C’était Magdalene Thoresen, la belle-mère de sa femme[12]. Susannah Ibsen a déclaré elle-même que Magdalene était le modèle de la Dame de la mer[13], qu’Ibsen a d’abord appelée Thora, nom qui rappelle celui de son mari. On sait qu’elle était Danoise, mais se disait devenue entièrement Norvégienne, conquise par l’âpre nature du Sönnmöre, où elle avait passé les premières années de sa vie norvégienne, dans la petite île basse de Herb, où il n’y avait qu’une seule maison, le presbytère, tandis que les fidèles étaient dispersés dans les hautes îles rocheuses, plus grandes, à l’entour. Elle était d’ailleurs Norvégienne d’avance par sa passion de la mer. Fille d’un marin qui tenait un cabaret pour pêcheurs sur le petit Belt, elle était habituée à se baigner tous les jours, jusque tard dans l’automne, et nageait parfois très loin, et elle a continué à le faire jusque dans un âge très avancé. Elle croyait devoir à la mer sa santé d’esprit et de corps. Un écrivain danois a raconté une visite qu’il lui a faite lorsque, vieille, elle s’était retirée en Danemark, sur la côte : « A mon départ, la vieille dame tendit la main vers la mer, et dit : N’est-ce pas superbe, ici? Oh! j’appartiens à la mer. Elle attire, elle attire[14]. »

Et ce n’est pas seulement par son caractère d’ondine que Magdalene a été le modèle d’Ellida. Comme celle-ci, elle avait fait sans amour un mariage avantageux avec un homme beaucoup plus âgé qu’elle, et qu’elle avait fini par hautement estimer. Elle avait vécu chez lui très indépendante, s’occupant peu des enfants de son premier mariage, et pourtant admirée de l’un d’eux, qui était précisément Susannah, de même qu’Ellida est admirée par Hilde. Et surtout, elle avait eu avant son mariage une aventure sur laquelle les historiens de littérature norvégiens se montrent très discrets. Magdalene en a parlé elle-même dans ses lettres avec moins de discrétion, bien qu’à mots couverts. Le professeur Heegaard, de Copenhague, ayant passé ses vacances à Fredericia, où demeurait Magdalene chez ses parents, avait remarqué cette jeune fille, jolie de visage, et si bien douée, mais dont la vie très libre pouvait devenir dangereuse, et, avec une générosité parfaitement désintéressée, il l’avait fait venir à Copenhague pour lui faire faire des études tardives. Et pendant deux ans elle avait travaillé avec un zèle passionné. Elle raconte :

Pendant mes études à Copenhague, j’ai connu un jeune homme, une nature emportée, curieuse, une force de la nature. Il prenait des leçons avec moi, et j’ai dû me courber à terre sous sa formidable volonté démoniaque… Il aurait pu m’embarquer dans une puissante vie d’amour exclusif… je le crois encore… Toutefois je n’ai jamais regretté qu’il m’ait abandonnée, grâce à cela j’ai connu un homme meilleur, et j’ai mené une meilleure vie. Mais j’ai toujours bien su qu’il aurait pu faire épanouir et fructifier l’amour qui résidait en moi. Ensuite j’ai circulé avec le désir et le regret, je me suis accrochée tantôt haut, tantôt bas, n’ai constamment saisi qu’une ombre. Et la capacité d’amour n’a pas disparu avec les années, a grandi beaucoup plus[15].

On sait que le jeune homme dont elle parle est le poète islandais GriMur Thomsen, homme singulier, peu scrupuleux, qui est entré dans la carrière diplomatique, et a été attaché à la légation danoise à Paris. Vers 186o, on le voyait dans les salons de Copenhague, accompagné d’un élève de l’École navale d’origine inconnue, qui passait pour son fils, et que présentait Heegaard. Le jeune officier périt bientôt dans une croisière, et l’on dit que cette mort fut un suicide. Grimur Thomsen donna sa démission de bonne heure, et se retira en Islande, où il se maria et cultiva une ferme.

Magdalene, peu après la rupture avec Grimur Thomsen, vint tenir la maison du pasteur Thoresen, qui était veuf depuis peu, et l’épousa l’année suivante. Elle dit de cette union : «Thoresen était mon ami, mon père, mon frère [ … ] Il était un homme à qui je pouvais tout dire nettement et qui m’aurait compris. » Elle lui fit savoir avant le mariage qu’il y avait eu

«… un événement lamentable dans ma vie agitée (…). Mais le passé, où j’avais été une malheureuse ignorante mal protégée, ce qu’il m’était impossible d’expliquer à moi-même et aux autres,… je lui demandai de le considérer comme une lettre close et de s’en tenir simplcment à ma personne comme résultat de toute cette lutte, et – s’il m’en trouvait digne – de faire comme si tout le reste était effacé. Il l’a fait. »

On ignore dans quelle mesure Ibsen a été au courant de l’histoire de Magdalene Thoresen. Ce n’est pas à lui qu’elle .se serait confessée de la sorte. Si elle a pu écrire ainsi à Johanne Luise Heiberg, qui, elle aussi, avait épousé un homme beaucoup plus âgé qu’elle, et qu’elle a tenu en haute estime et affection, mais sans amour, c’est sans doute parce que les mutuelles confidences entre les deux femmes ont constitué un échange. Mais Ibsen n’a guère pu ignorer que sa belle-mère avait « un passé ». Curieux par nature, et adroit à s’informer, il est probable que son enquête n’a pas été sans résultat. Et c’est ainsi que Magdalene Thoresen ne lui a pas servi seulement comme bon spécimen d’ondine, mais a contribué à l’invention du scénario, et Grimur Thomsen est devenu le mystérieux « Étranger » fascinateur.

Et le scénario a été dans doute précisé dans l’esprit d’Ibsen par le souvenir d’un épisode du roman de Paul Heyse, Kinder der Welt. C’était l’œuvre principale de ce romancier ami de Brandès, et qui tenait une place importante dans la littérature allemande, au moment où Ibsen s’est installé à, Munich. Ibsen l’a beaucoup fréquenté dans les premières années de son séjour dans cette ville, et il est infiniment probable qu’il a lu ce livre[16]. La façon dont il en parle dans une lettre à Brandès semble même indiquer qu’il l’avait déjà lu avant de se fixer à Munich[17].

Le cinquième livre de Kinder der Welt est l’histoire de Toinette, qui a épousé un comte, bien qu’elle aimât Edwin; le ménage est malheureux, le comte est ardemment amoureux de Toinette, mais il lui cause une répugnance croissante. Ils ont eu un enfant qui est mort à sept mois, la mère a éprouvé une telle répulsion à voir combien l’enfant ressemblait à son père qu’elle refuse ensuite de mener vie commune avec le comte, et en arrive à un état d’extrême nervosité, qui confine à la folie. Alors le comte invite Edwin, qui dans l’intervalle est devenu professeur de lycée, à venir le voir. « Peut-être un autre confierait son malheur domestique à n’importe qui plutôt que précisément à vous, mais je vous sais homme d’honneur, et incapable de sentir une égoïste joie maligne venant chez moi et en voyant la femme que votre ancien rival n’a pas su rendre heureuse. D’ailleurs je ne me soucie guère de moi-même, et je ferais n’importe quoi pour détourner de ma femme le grand danger qui la menace. »

Edwin arrive le soir au château du comte; la comtesse ne se montre pas, mais quand Edwin va faire une promenade nocturne solitaire du côté de l’étang du parc, il l’aperçoit qui va, enveloppée d’un manteau, vers la cabine de bain. Un instant après, elle est debout, déshabillée, les cheveux défaits, sur la marche de la cabine, et se jette dans l’eau. «Avec de longs mouvements assurés, la nageuse fendit les vagues, levant seulement la tête et les épaules pour écarter de son front son épaisse chevelure [ … ] Puis l’étrange ondine nagea dix ou douze fois d’un bout à l’autre de l’étang. [ … ] Enfin, elle parut fatiguée. Elle semblait se laisser insensiblement entraîner vers le fond. Sa tête s’enfonçait de plus en plus bas dans l’eau silencieuse. Lorsque enfin des bulles bruirent autour du corps qui sombrait, elle se retourna brusquement, et, en trois brasses vigoureuses, regagna la cabine. » Le lendemain, Edwin peut causer avec elle, et l’entend raconter la crise qu’elle a subie à la naissance et à la mort de l’enfant. Il propose ensuite que le comte rende sa liberté à sa femme, mais son conseil est froidement repoussé. Quelque temps après il est informé que Toinette s’est suicidée.

Les ressemblances sont telles entre Ellida et Toinette, entre Edwin et Arnholm, et entre les attitudes du comte et du docteur Wangel, que le rapprochement s’imposerait, même si l’on n’avait pas une raison très probable de croire qu’Ibsen a lu Kinder der Welt. Les différences sont grandes, pourtant. Arnholm n’est pas, comme Edwin, l’amoureux dont la pensée hante l’esprit de l’ondine : à cet égard, il sera remplacé par «l’Étranger». Edwin sera ainsi décomposé en deux personnages distincts, dont l’un, le plus important, ne lui ressemble pas du tout. Et le docteur Wangel, n’a pas à refuser le conseil de rendre sa liberté à Ellida, qu’Arnholm ne lui donne pas. Au contraire, il rend sa liberté à sa femme, et cela spontanément: à la manière ibsénienne, le dévouement désintéressé du docteur Wangel sera poussé jusqu’au bout.

On voit qu’Ibsen connaissait la puissance d’attraction de la mer à la fois par lui-même et par un exemple typique familier, et il était naturellement porté vers le sujet de La Dame de la Mer par ses réflexions tant sur des faits réels que sur des œvres littéraires. Le scénario était contenu dans ces faits et ces œuvres. Et l’idée de la pièce le tentait, parce qu’il s’agissait du problème moral posé par l’invitation d’Edwin au comte à rendre sa liberté à sa femme, problème que Paul Heyse avait esquivé ou traité d’une façon banale. Ibsen n’avait donc pas besoin d’une saison au bord de la mer pour y trouver, par hasard, la suggestion d’une pièce nouvelle. Si, comme j’ai tendance à le croire, il pensait à l’écrire déjà en novembre 1886, lorsqu’il disait à Brandès son désir de passer l’été à Skagen, il voulait simplement, pour en méditer le plan, se placer dans l’ambiance la plus favorable. C’était un motif suffisant pour lui, car il attachait grande importance à l’influence du milieu et du paysage.

Dans les premiers jours de juillet, il alla directement non pas à Skagen, où il craignait de rencontrer certaines coteries d’artistes[18], mais à Frederikshavn, port plus important, et y resta une dizaine de jours, pour aller finalement s’installer le 15 juillet dans la petite station balnéaire de Sœby, éloignée des routes des touristes, où il resta un mois et demi, et fut enchanté de son séjour. Le 13 août, il écrivait à Hegel :

« Le Jylland est un pays charmant pour y passer l’été. Les gens sont accueillants et aimables; nous voyons tous les jours la mer libre à proximité immédiate, et le temps, cette année, est le plus beau que l’on puisse désirer. Ncus avons habité ici, à Sœby, depuis quatre semaines, et comptons y rester encore quelque temps[19]. »

La mer libre, « ouverte » : ce n’était pas la mer telle qu’il la connaissait en Norvège, où la vue est presque toujours limitée par les îles du Skœrgaard. C’est pourquoi il a pu dire que, cet été-là, il avait «découvert la mer », et dans sa pièce, dont l’action, bien entendu, est située en Norvège, à l’embouchure d’un fjord, son ondine se plaindra de n’avoir pas devant elle la vraie mer, la mer « ouverte ». Ibsen ne pouvait rassasier ses yeux de cette vue. Un correspondant écrivit à un journal : « On peut rencontrer parfois Ibsen dans les bois, mais surtout on est sûr, dans la matinée, de le rencontrer près du port, où il reste souvent debout, immobile, pendant des heures à regarder le Kattegat. Et pendant l’après-midi, il fait volontiers de nouveau une promenade vers le port[20]. » Des Danois qu’il ne connaissait pas venaient à Sœby tout exprès pour l’entrevoir, comme J. P. Kristensen Randers et Peder R. Môller, qui ont longuement causé avec lui et louent « son amabilité naturelle et sa simplicité[21]». Il causait aussi avec les gens, et faisait des études sur les baigneurs et sur ce que signifie la saison pour les habitants d’une petite localité comme Sœby. Une jeune Danoise qui aimait rester des heures assise sur la plage à rêver tout en travaillant à quelque ouvrage, a raconté plus tard qu’elle avait souvent remarqué «un petit homme aux larges épaules, à favoris gris et en lunettes. Debout, tenant la main au-dessus de ses yeux, il contemplait la mer. Il avait une canne sur laquelle il s’appuyait lorsqu’il sortait un calepin où il écrivait. A la distance d’où je l’observais, je croyais qu’il dessinait la mer ». Ibsen aussi l’avait vue, et avait remarqué son beau regard enthousiaste. On entra peu à peu en conversation, elle dit son désir de voyager et son goût du théâtre, où elle entra, en effet, par la suite, et il lui annonça qu’elle aurait place dans sa prochaine pièce; et lorsque, plus tard, ils se rencontrèrent par hasard dans la rue, à Kristiania, il paraît même qu’il l’appela « ma Hilde ». « Il est bien possible, dit Francis Bull, que certaines répliques de Hilde Wangel dans La Dame de la Mer proviennent des conversations d’Ibsen avec Engelke Wulff à Sœby[22]. »

William Archer, revenant de Norvège, fit un détour pour rendre visite à Ibsen à Saeby, où il le trouva installé à l’hôtel dans un appartement composé d’un très vaste salon et de deux chambres. Ibsen s’était beaucoup plu à Frederikshavn, où il causait avec les matelots et passait de pleines journées au bord de la mer, dont il trouvait le voisinage, disait-il, « favorable à la contemplation et à la pensée constructive». A Saeby, la mer était un peu moins accessible, mais Mme Ibsen ne trouvait pas de promenades agréables à Frederikshavn, et le séjour à Saeby était « une sorte de compromis entre elle et lui ». William Archer passa toute une journée à Sœby, et Ibsen lui dit qu’il espérait avoir une « fantaisie » achevée l’année suivante. Le critique anglais résume ainsi ce qui paraît l’avoir le plus intéressé dans la conversation :

« Il semble que l’idée d’une pièce se présente généralement avant les personnages et la fable, bien que, lorsque je le lui dis en propres termes, il le nia. Il semble pourtant résulter de ses dires qu’il y a un certain stade de l’incubation de ses pièces où elle pourrait aussi bien donner un essai qu’un drame. Il a, pour ainsi dire, à incarner les idées en personnage et fable, avant que l’on puisse dire vraiment commencé le travail de création proprement dit. Il reconnaît que plusieurs plans et idées s’entremêlent souvent, et que la pièce finalement écrite s’écarte parfois beaucoup de l’intention du début[23]. »

Ibsen avait également reçu, à Frederikshavn, la visite de Henrik jaeger, enfin venu pour recueillir des renseignements en vue de la biographie d’Ibsen qu’il préparait, et Ibsen lui dit que la mer jouerait un rôle dans son prochain ouvrage[24].

De tels propos, tenus au bout de quelques semaines passées en contemplation de la mer danoise « ouverte » et paisible, rendent difficile de croire que la pièce dont il parlait n’avait pas été conçue avant son arrivée, car il n’avait pas coutume de parler de ses projets avant qu’ils fussent mûris. Et l’idée d’introduire Mlle Wulff dans sa pièce paraît montrer un état déjà passablement avancé.

Il s’enquit aussi d’une jeune fille singulière, Adda Ravnkilde, qui avait vécu à Soeby et s’y était suicidée à vingt et un ans en 1883, après une vie de hautes aspirations déçues par l’étroitesse du milieu provincial, et à la suite d’une lutte vaine pour surmonter, semble-t-il, l’amour que lui avait inspiré un homme qu’elle jugeait indigne d’elle, et c’est pourquoi elle avait mis fin à ses jours d’une triple façon : en absorbant un poison, se coupant l’artère du poignet, et se tirant un coup de revolver dans la tempe. Elle laissait les manuscrits de trois romans qui ont été publiés peu après sa mort, le premier avec une préface de G.Brandès, et qui méritaient de l’être, car on y découvre une nature artiste des plus douées, mais dont la qualité essentielle était l’intelligence, si bien que ces ouvrages d’une si jeune fille témoignent d’une invraisemblable maturité d’esprit. Ibsen a lu ses livres et s’est vivement intéressé à son histoire, au point de visiter sa maison et d’aller sur sa tombe[25]. Il fut sans doute frappé de voir qu’elle traitait, en somme, les mêmes problèmes que lui, et un peu dans le même esprit, opposant, par exemple, dans « Une victoire à la Pyrrhus », l’idée traditionnelle d’un mari qui veut que tout se rapporte à lui dans le ménage, au désir qu’a sa jeune femme d’avoir, comme écrivain, une vie personnelle. Et il n’est pas impossible que cela ait suggéré à Ibsen l’ingénu égoïsme masculin de Lyngstrand. Mais c’est surtout la vie d’Adda Ravnkilde qui a sans doute inspiré à Ibsen ce qu’il dit dans ses notes de l’étroitesse de l’existence dans une petite ville comme Sœby (P. 244).

Au total, on ne peut pas dire que le séjour d’Ibsen dans le Jylland ait compté beaucoup pour La Dame de la Mer, à part la forte impression du contraste entre la mer danoise « ouverte » et la mer norvégienne, où la vue est presque partout bornée. Tous les éléments importants de la pièce étaient acquis avant le voyage, et Sœby n’a même fourni que peu de détails.

« L’Œuvre»

(…) Cependant, la publication du livre une fois résolue, Ibsen s’y intéresse, il veut éviter que Jaeger puise à de mauvaises sources, comme Ludwig Passarge[26], il veut surtout que Jaeger vienne le voir, et se plaint à Hegel, pendant le séjour à Sœby, de n’avoir pas encore de nouvelles de son biographe [27]. Enfin Joeger, averti, vient le voir à Frederikshavn à la fin d’août, et Ibsen ne put qu’être satisfait d’un ouvrage auquel il avait lui-même apporté une forte contribution, car la plupart des renseignements nouveaux proviennent de lui. Il remercia l’auteur «très cordialement »[28].

Interrogé par Jaeger, il avait rendu compte amplement de sa méthode de travail, qu’il a peut-être appliquée plus strictement encore que d’habitude à La Dame de la Mer, après l’avoir exposée. Elle consistait, comme on sait, en longues méditations qui précédaient tout travail d’écriture. Le plus ancien manuscrit relatif à sa nouvelle pièce est daté du 5 juin 1888. Il y avait environ dix mois qu’il avait dit à Henrik -ger que la’ mer y tiendrait une grande place, et depuis huit mois, revenu à Munich, il n’avait été dérangé dans son travail que par la célébration de son soixantième anniversaire. Même, si, ce qui me paraît fort vraisemblable, l’idée de la pièce est plus ancienne, suggérée par son attraction personnelle vers la mer et 1a connaissance d’une ondine telle que Magdalene Thoresen, puis ravivée non par la contemplation du Kattegat en 1887, mais par le séjour à Molde en 1885, il faut compter que la période des méditations a commencé peu après qu’il fut quitte de Rosmersholm, et par conséquent a duré environ un an et demi.

De toute façon, la lacune est grande dans l’histoire de la gestation de la pièce. Il est probable qu’Ibsen a supprimé une partie de ses notes, et pas seulement des notes courtes comme celles que lui a vu prendre Engelke Wulff à Soeby. Les manuscrits que nous avons sont un aboutissement. Et ils se succèdent rapidement, car le troisième, qui est le brouillon de la pièce entière, est daté du io juin, cinq -ours après le premier. Cela rend le secbnd assez singulier, car il comprend, de même que le premier, une indication de la suite des scènes du premier acte. Mais c’est le premier qui est ensuite suivi dans le grand brouillon, non le second. Et bien que celui-ci ne soit pas daté, on ne peut guère douter que sa place chrono logique est bien en second, notamment parce que les noms des personnages y apparaissent, alors qu’ils sont désignés dans le premier manuscrit par leur profession. Il semble qu’Ibsen, si près de l’écriture du brouillon, se demandait s’il ne pourrait pas introduire dans le premier acte la scène importante où Wangel apprendrait de sa femme qu’elle a été autrefois fiancée, et qui ne figurait pas dans le plan minutieux de ce premier acte donné par le manuscrit 1. C’est pourquoi il a repris, sous une forme très sommaire, le plan de ce premier acte, à partir du moment où cette scène serait introduite, et a continué l’esquisse du plan jusqu’à la fin de la pièce, ainsi réduite à quatre actes. Sur les autres différences qui pouvaient exister dans l’esprit d’Ibsen, entre ce plan ébauché et la suite du plan incomplet du manuscrit 1 on ne pourrait rien dire, si le manuscrit 1 ne débutait pas par une série de notes assez décousues, mais dont l’analyse est pleine d’indications fort intéressantes.

En ce qui concerne le scénario et le mouvement de la pièce, on y voit qu’Ibsen pensait à multiplier les personnages, et à donner un tableau de la vie estivale pendant la saison des bains, dans une petite station où la saison est la seule période vivante, ce qui fournit une image de la vie : « Un clair jour d’été avec les grandes,ténèbres ensuite,… c’est tout. » Ceci, avec la plupart des personnages épisodiques, a disparu par la suite, même, semble-t-il, dès l’écriture de la seconde partie du manuscrit 1. Des observations recueillies à Sœby sur la saison balnéaire, il ne restera que certaines répliques de Ballested. Et l’ancien « fiancé » de l’ondine est, dans le manuscrit, un « passager étranger » venu pour prendre des bains à cause du surmenage d’une vie manquée. On s’étonne de retrouver ainsi désigné un personnage aussi différend de celui qui surgit àcôté de Peer Gynt au commencement du cinquième acte de ce poème dramatique déjà si ancien. Ce nouveau « passager étranger » devient, dans le manuscrit II, Johnson, « l’Américain », qui a tué autrefois le second du navire où il était employé, dès le manuscrit II. Il ne fait plus que passer deux fois, comme « l’étranger » de l’œuvre définitive. Il est vraisemblable que ce changement a été résolu au cours de l’écriture, à la fin de la première partie du manuscrit I, de l’histoire contée par « le sculpteur ». Changement sans doute envisagé antérieurement parmi les alternatives possibles, mais décidé peu dejours avant d’aborder le brouillon.

L’histoire contée par « le sculpteur » était suggérée à Ibsen par des récits qu’il avait entendus à Molde. Une dame du Nordland lui avait parlé d’un kvène qui, par la puissance magique de son regard, avait amené la femme d’un pasteur à quitter son mari et ses enfants pour le suivre. Un kvène, c’est-à-dire un émigré de Finlande dans le Finmark norvégien, fait toujours penser à de la sorcellerie[29]. Et Ibsen combina cette aventure avec celle d’un marin qui, après de,longues années d’absence, était cru mort, et qui finit par revenir, et trouva sa femme mariée avec un autre[30].

Et dans le manuscrit 1 on voit aussi que le décor est norvégien. L’action se passe au bord d’un fjord, d’où la vue s’étend sur une chaîne de hautes montagnes. Ce n’est pas la douce mer danoise « ouverte » qui baigne la petite ville, c’est la mer norvégienne où « toutes les passes sont fermées », comme le dit Ballested, citant un vers d’Oehlenschlâger dans Haakon jarl. Plus précisément, sans qu’il l’ait dit nulle part, c’est à Molde qu’Ibsen a pensé. L’étang à carpes, qui figure au troisième et au cinquième actes, existait même dans le parc de Moldegaard, qu’Ibsen avait plusieurs fois visité. Ballested, qui est Danois et a un trait de caractère spécifiquement danois 1 demeure comme un souvenir isolé de Sœby, bien qu’il ait en peut-être un modèle à Bergen[31]. Et la mer « ouverte » existe au moins comme un regret de l’ondine.

Le décor norvégien avait été sans doute choisi par Ibsen dès le début. A part cela, les manuscrits I et II montrent qu’il n’est parvenu à établir le plan de sa pièce qu’au commencement de juin, et qu’alors il s’est mis tout de suite à écrire son brouillon, qui a comporté des modifications nombreuses, mais aucune vraiment importante, du moins en ce qui concerne le plan. Et le changement de la dernière heure a consisté à remplacer le « passager étranger », personnage réaliste, semble-t-il, ancien marin qui vit sur terre et soigne ses nerfs, par le mystérieux Johnson, qui apparaît soudain, venant de la mer. Seulement, faute de manuscrits antérieurs, écrits au cours de la longue période de méditations, on ne peut savoir si ce changement du manuscrit 1 au manuscrit II a été un choix ultime ou une invention nouvelle.

Outre les indications sur le plan de la pièce, le manuscrit 1 comprend des réflexions sur la mer et la fascination qu’elle exerce, plus une esquisse du caractère de l’ondine, et le rapprochement de ces deux parties montre que la conception d’Ibsen n’était pas encore parvenue à maturité. A propos de la mer, en effet, il se met à rêver. Elle est mystérieuse. Il en parle à la fois en termes vagues et en termes précis. A Hâckel il emprunte l’hypothèse que l’homme a été primitivement un être marin, et il parle du pouvoir hypnotique de la mer, à un moment où l’hypnotisme, grâce aux études de Charcot, était une nouveauté scientifique. Il satisfait ainsi sa double tendance à un strict réalisme et à la rêverie sur les phénomènes qui semblent le plus inexplicables. C’est là ce qui donne leur caractère particulier à ses symboles. La mer le fait songer « à la dépendance de la volonté, de l’homme à l’égard de ce qui est sans volonté ». Et tout cela mène logiquement la pièce à sa forme définitive, où se multiplieront les effets d’hypnotisme, de communication de pensée à distance, etc. Par contre, l’ondine ne répond pas encore à l’orientation d’esprit ainsi manifestée. Elle a refusé les fiançailles avec le jeune marin, poussée par son père, il est vrai, mais « aussi de bon gré », parce qu’elle ne s’est pas débarrassée des préjugés qu’elle a nécessairement acquis dans sa famille, son père étant pasteur. Et pourtant, si le jeune marin « léger » avait été congédié, du moins n’avait-il pas commis de crime. Le problème moral, dans la pièce telle qu’Ibsen la concevait encore le 5 juin 1888, était donc bien différent de ce qu’il est devenu dans tout le brouillon commencé cinq jours plus tard, où il n’est pas un instant question de préjugés sociaux ou moraux, mais seulement de forces inconscientes qui troublent l’âme de l’ondine, et dont Wangel parvient à l’affranchir en lui rendant la liberté. Il n’y a, sur ce point, aucune différence essentielle entre le brouillon et le texte définitif. On peut seulement noter que dans celui-ci est introduite la formule : « Maintenant tu peux choisir. Et sous ta propre responsabilité, Ellida. » C’est une précision, non une idée nouvelle, ni un changement.

Ibsen, cette année-là, ne bougea pas de Munich, afin d’achever sa pièce. Selon son habitude, Ibsen a noté sur le brouillon la date du commencement et de la fin de chaque acte :

Acte I………   10.6.88 / 16.6.88

II ………         21.6.88 / 28.6.88

III……………   2.7.88 / 7.7.88

IV……………12.7.88 / 22.7.88

V…………… 24.7.88 / 31.8.88

Il a ensuite procédé à la révision de ce brouillon, et récrit sur des feuilles à part de nombreux passages, qu’on trouvera sous les numéros IV (P. 300) ‘et VI (P. 302). Et sur le brouillon, il a encore noté que la révision de l’acte II était terminée le 18 août, celle de l’acte III commencée le 2o août, et celle de l’acte IV commencée le 31 août. D’où il’suit que la révision de chaque acte lui prenait à peu près autant de temps que l’écriture.

Puis est venue la mise au net, qui a été achevée vers la fin d’octobre, et il put écrire à G. Brandès le 30 : « Après de nombreux mois de travail incessant sur une nouvelle pièce en cinq actes, qui est maintenant achevée,… » De la pièce elle-même, d’ailleurs, il ne dit rien. Le volume parut le 28 novembre, tiré à 10 000 exemplaires.

On a vu que l’ondine a eu plusieurs modèles, dont Magdalene Thoresen était le principal. C’est sans doute pourquoi Ibsen l’a d’abord appelée Thora (ou Tora, un peu plus tard). Mais il ne copiait pas d’après nature, et le personnage a sensiblement varié. Finalement, à partir du cinquième acte du brouillon, elle est devenue Ellida, bien que ce mot, en vieux nordique, soit masculin. Il signifie « celui qui va dans la tempête », et c’est, dans la Saga de Frithio de Tegner, le nom du vaisseau de Frithiof, vaisseau magique, offert par Egir, dieu des vents, à Viking, qui l’avait sauvé. Le navire promis par Egir était venu le lendemain, de lui-même, sans équipage, se présenter à Viking, et Frithiof, petit-fils de Viking, en avait hérité. Aucun nom ne pouvait mieux convenir à l’ondine fascinée.

Une grande amie d’Ibsen, Camilla Collett, a cru se reconnaître dans Ellida, précisément parce qu’elle avait elle-même subi une fascination qui lui parut analogue à celle qu’exerce « l’étranger » dans la pièce, en sorte que, pour elle, le modèle de l’étranger fut le poète Welhaven,. Elle affirmait tranquillement, comme un fait incontestable, qu’elle était le modèle d’Ellida, et lorsqu’on lui objectait qu’elle n’avait jamais montré une particulière attraction vers la mer, elle répondait que la mer, dans la pièce, représente Ejdsvold, où elle avait passé sa jeunesse à courir dans les bois qui bordent la Vorma.

Elle écrivit à Ibsen le 24 février 1889, de Copenhague :

Cher Ibsen

J’ai été mardi au théâtre et j’ai vu La Dame de la Mer. Oui, qu’en dire! C’était la pièce d’Ibsen et ce n’était tout de même pas la pièce d’Ibsen. je crois que ce drame est, de tous les vôtres, celui qui peut le moins être joué par des acteurs danois. Les Danois ont peine à s’imaginer et à comprendre l’effet que peut produire une nature comme la nôtre.

Et pourtant la pièce a produit sur moi, ce soir-là, une puissante impression, peut-être la plus puissante de tout ce que j’ai vu de vous à la scène, Ibsen.

Je suis moi-même une sorte de « Dame de la Mer », ou bien appelezmoi: « La Dame du fond du fleuve » – des profondes vallées ombreuses d’Ejdsvold. Pendant une longue série d’années de jeunesse, j’y ai circulé dans une rêverie solitaire, si bien que j’ai fini par me familiariser avec les nymphes mêmes de la vallée, et j’ai été poussée à en jouer le rôle devant les autres … oh! j’aurais dû jouer La Dame de la Mer, et précisément ce rôle-là! …

Et ne croyez pas que « l’étranger » manquait dans cette vie sauvage de nature. J’entendais sa voix dans le murmure du Peuve, son image surgissait derrière tous les buissons, m’attirait et m’effrayait, jusqu’au moment où ce dernier effet est devenu le plus fort. Moi aussi j’ai eu la force de rejeter une influence démoniaque et de « choisir en liberté ».

Je comprends maintenant votre dernière œuvre superbe et magnifique, Ibsen, oh! Peu de gens la comprennent comme moi. Dans « l’étranger », vous avez symbolisé cet amour aveugle, sans racine… et sans critique, de l’aspiration de la jeunesse.

Produit de l’imagination, ce démon qui a écrasé d’innombrables cœurs, détruit d’innombrables existences, soit que la déception réside dans le renoncement avant une union, soit – et c’est le pis – qu’elle se produise dans l’union même, lorsque celle-ci, cas très rare, a lieu. Nos ménages nordiques ne se prêtent pas à donner gîte à ces sortes de tendres plantes, il y faut un autre climat.

Je comprends mieux aussi maintenant votre Comédie de l’Amour,. je ne l’avais pas comprise auparavant. Svanhild et Falk s’aiment, mais seulement avec un sentiment d’imagination, sous l’influence hypnotique-démoniaque de ce sentiment; dans un mariage, ce genre de sentiment ne suffirait Das.

C’est cet « amour aveugle» – fondé, en ce qui concerne l’homme, sur un simple plaisir sensuel, en ce qui la concerne, sur quelque forte contrainte démoniaque – parfois signe de la force brutale, de l’égoïsme sans scrupules – mais où, hélas! – la vraie capacité d’amour profond, chez elle, souvent s’abîme et se perd – c’est ce monstre, ce dragon, qu’il s’agit de combattre, ceuvre d’avenir.

Nous avons en vous un saint George.

Il faudra des relations plus libres, une plus vraie compréhension l’un de l’autre, une plus profonde connaissance mutuelle – une plus grande indépendance du côté de la femme – afin d’éviter les dangers de cette indépendance – et laisser les deux parties librement choisir, après mûre réflexion – et sous leur propre responsabilité.

Si vous aviez écrit La Dame de la Mer il y a quarante ans, je crois que j’aurais été au théâtre – hélas! non – je ne comprenais pas le rôle dans ce temps-là.

Adieu! Et cordial salut à madame Ibsen.

Camilla COLLETT[32].

A cette lettre où Camilla Collett considérait La Dame de la Mer comme une exacte interprétation de sa propre histoire, Ibsen répondit par une approbation de forme assez évasive :

Permettez-moi donc aujourd’hui de vous adresser en quelques mots mon plus cordial remerciement pour la compréhension que La Dame de la Mer a trouvée chez vous.

Que je pouvais compter précisément de votre part avant tout sur une telle compréliension, je m’en sentais d’avance assez certain. Mais j’ai été indiciblement ravi de voir cet espoir confirmé comme il l’a été par votre lettre.

Oui, il y a des points de contact. Beaucoup, même. Et vous les avez vus et sentis. Je veux dire, ce qui pour moi ne pouvait être que vague ment connu.

Mais il y a longtemps que, par le cours de votre vie intellectuelle, vous avez commencé, sous une forme ou une autre, à intervenir dans mon œuvre[33].

Ibsen savait, bien entendu, que Camilla Wergeland avait été passionnément éprise de Welhaven. Le fait était notoire. Et il avait sans doute beaucoup réfléchi à cette histoire. Mais il ne pouvait guère la connaître qu’assez vaguement, comme il le dit dans sa lettre. Et lorsque John Paulsen publia que Camilla lui avait raconté sa conviction d’être le modèle d’Ellida, Mme Ibsen eut raison de lui dire que Magdalene « devait être considérée comme le véritable modèle de la Dame de la mer[34] ».

D’autres personnages ont aussi des modèles ou sont des figures auxquelles Ibsen avait déjà pensé pour des œuvres antérieures. Ainsi le sculpteur poitrinaire paraît bien être le peintre allemand Deininger, qui, dans la première note pour Le Canard sauvage, devait fournir un épisode non précisé.

Les deux filles du docteur Wangel ont précisément les caractères opposés qu’Ibsen avait attribués aux deux filles que Rosmer, dans la première note pour Chevaux blancs, avait eues de son premier mariage[35]. Et la plus jeune de ces deux filles, Hilde, a au moins un trait emprunté à Susannah Ibsen, qui admirait Magdalene Thoresen. En sa jeunesse, « elle avait une passion pour sa jolie belle-mère si remarquablement douée, qui absorbée par ses fantaisies, faisait peu attention à elle[36] ». On  a vu que la jeune Danoise Engelke Wulff était aussi, plus ou moins, un modèle de Hilde.

Mais on ne voit pas qu’Ibsen, comme il l’a fait si souvent, se soit pris lui-même comme modèle, au moins partiel, d’aucun des personnages de La Dame de la Mer. C’est peut-être, en ce sens, la pièce la plus objective qu’il ait écrite. L’attraction vers la mer, qui la lui a suggérée, il est vrai, avait toujours été chez lui un sentiment personnel, et il y a introduit un détail autobiographique dans les fiançailles d’Ellida, lorsque « l’étranger » réunit la bague de la jeune fille et la sienne dans un anneau qu’il jette à la mer. Lui-même s’était fiancé de la sorte avec Rikke Holst[37]. Mais à part cela, il ne figure pas dans la pièce.

L’objectivité, d’ailleurs, devait nécessairement dominer dans une pièce où le personnage absolument principal était une femme. Et la femme, à cette époque de sa vie, l’occupait tout spécialement. Déjà, dans Rosmersholm, le rôle de Rebekka, au détriment de Rosmer, avait peu à peu grandi en importance, et le drame qui suivra La Dame de la Mer sera Hedda Gabler.

C’est en observateur réaliste qu’Ibsen a étudié les types de femmes qu’il a mis en scène. Dans ses drames de la période polémique, elles étaient des révoltées, comme Lona Hessel, Nora et Mme Alving, parce qu’elles étaient plus instinctivesque les hommes, en sorte que la révolte leur était plus naturelle. Maintenant qu’Ibsen, curieux de phénomènes mystérieux et inexpliqués, du « sixième sens et de son influence », comme il le dit dans sa première note pour Le Canard sauvage[38], recherchait surtout des psychologies singulières, il était naturel que l’instinct de la femme, moins altéré par la contrainte sociale, la fît passer au premier rang parmi les personnages de ses pièces’[39].

Son analyse de certains caractères féminins était si pénétrante que des femmes auxquelles il avait sans doute peu pensé en écrivant La Dame de la Mer, comme Camilla Collett, croyaient se reconnaître en Ellida,, et telle autre à qui certainement il n’avait pas pensé du tout écrivait dans son journal mainte réflexion qu’Ibsen aurait pu mettre dans la bouche d’Ellida. C’était le cas de la romancière suédoise Ernst Ahlgren, qui s’est suicidée quelques mois avant la publication de La Dame de la Mer[40]. Et Anne Charlotte Leffler pouvait écrire : « Que penses-tu de La Dame de la Mer? Dans son caractère, ses aspirations, et même dans ses rapports avec son mari, j’ai reconnu beaucoup de moi-même, du moins telle que j’ai été pendant les nombreuses années où j’étais enfermée dans le fjord. Aujourd’hui je suis arrivée à la « mer libre» Il semble qu’Ibsen avait découvert des particularités de la psychologie féminine qui se trouvaient accentuées en Scandinavie à cette époque, et il se trouvait d’accord avec les travaux scientifiques du même moment, surtout ceux de Pierre Janet. C’est pourquoi plus tard, il a été considéré comme un précurseur de Sigmund Freud. La façon dont Ellida est finalement libérée de son obsession est en effet un bel exemple de cure psychanalytique. Mais, bien entendu, c’était sous son aspect moral qu’il avait envisagé le cas, et c’était, une fois de plus, les problèmes de la volonté et de la liberté qu’il avait traités.


[1] Œuvres complètes Tome XIV (Plon, 1947)

[2] Breve, Il, p. 165.

[3] Tome V, p. 548.

[4] John Paulsen, Samliv med Ibsen, 1906, pp. 152-153.

[5] Edmund Gosse, Henrik Ibsen, p. 179.

[6] Breve, II, p. 84.

[7] Lettre du 30 mars 1892, Samtiden, igo8, p. io6.

[8] Halvdan Koht, Henrik Ibsen, eit diktar-liv, II, p. 278.

[9] Tome XIII, P. 274. Ibid., p. 630.

[10] C’est ainsi que, Jonas Lie lui ayant exposé la fable du roman qu’il écrivait, Ibsen lui dit aussitôt, acte par acte, comment elle pourrait être transformée en drame.

[11] E. Zucker, Ibsen, the masterbuilder, P. 228.

[12] Sur Magdalene Thoresen, voir tome 111, PP. 72-78.

[13] Clara Bergsbe, illagdalene Thoresen, p. 8o.

[14] Cité d’après Francis Bull, dans Hundreaarstutgare, XI, p. 26.

[15] Lettre du 28 avril 1867 à Johanne Luise Heiberg, dans Breve fra Magdaleme Thoresen.

[16] J’avoue n’avoir pas lu Kinder der Welt. La difficulté actuelle des communications m’a empêché de m’en procurer un exemplaire. C’est pourquoi l’exposé qui suit est emprunté à Francis Bull (Hundrearsutgaven, XI, PP. 33-35). Les ressemblances entre le cinquième livre de Kinder der Welt et La Dame de la Mer avaient été signalées par Just Bing (Tilskueren, 1906, p. go6).

[17] Lettre du 30 janvier 1875, Breve, Il, P. 25.

[18] Francis Bull dans Hundreaarsutgave, XI, p. 18.

[19] L. C. Nielsen, op. cit., II, P. 382.

[20] Dagbladet, 1887, n, 290.

[21] Tilskueren, 19,7, PP. 504-511

[22] Hundi~eaarsu,gaz,e, XI, P. 24.

[23] William Archer, « Ibsen as 1 knew him » dans The monthly Review, juin 1906, PP. 12-13.

[24] Francis Bull, Hundrearsulgave, XI, PP. 23-24.

[25] Francis Bull, dans Hundrears-ulgave, XI, P. 24.

[26] Breve, II, p. 166.

[27] Lettre du 13 août 1887, ibid., P. 382.

[28] Lettre d’avril 1888, Breve, II, Pp. 71-172.

[29] Voir le Voyage en Laponie de Regnard.

[30] Halvdan Koht, Henrik Ibsen, eit diktar-liv, II, P. 283-

[31] John Paulsen, Reisen til Monaco, p. 92. Francis Bull, dans Hundreaarsutgave, XI, P. 23. Lugné Poë, Ibsen, P. 31.

[32] Lettre citée par Francis Bull, Hundreaarsutgave, XI, PP. 29-31.

[33] Lettre du 3 mai 1889, Breve, II, p.180

[34] John Paulsen, Reisen til 11onaco, P. 92.

[36] John Paulsen, Samliv med Ibsen, 1906, p. 104

[37] H. Koht. Hcnrik Ibsen, eit diktar-liv, 11, P. 283.

[38] Tome XIII, p. 268.

[39] Halvdan Koht, Henrik Ibsen, eit diktar-liv, II, p. 28o.

[40] Sten Linder, Ernst Ahlgren i haines romaner, p. 62, en note.

 

Suggestion et psychanalyse / Sandor Ferenczi

 

Sandor Ferenczi

Suggestion et psychanalyse

Psychanalyse I Œuvres complètes, Tome 1: 1908-1912. Traduction de J. Dupont, Éditions Payot, 1968

 

(…) Il n’est pas rare de retrouver dans nos analyses le drame qui se joue de façon si émouvante dans la pièce d’Ibsen, La Dame de la Mer. L’héroïne est la femme d’un médecin qui, bien qu’elle ait tout pour être heureuse, est la victime d’obsessions graves. La mer, rien que la mer remplit tout son univers affectif. Toute la tendresse de son entourage, de sa famille, glisse sur elle sans l’atteindre. Son mari affligé mobilise tout l’arsenal de la science pour rétablir l’équilibre affectif de sa femme : la réassurance, la diversion, les distractions de toutes sortes, rien n’y fait. Finalement, au moyen d’un interrogatoire psychanalytique en règle, il découvre que le mal imaginaire de sa femme provient d’un chagrin réel. Le souvenir d’un marin, un aventurier, à qui elle s’était promise lorsqu’elle était jeune fille, troublait sa quiétude. Elle était continuellement tourmentée par l’idée qu’elle n’aimait pas vraiment son mari, qu’elle l’avait épousé par intérêt, et que son cœur appartenait toujours au marin. À la fin du drame le marin revient effectivement et réclame son dû. Le mari veut d’abord retenir sa femme de force, mais bien vite il comprend que quatre murs peuvent retenir le corps d’un être certes, Mais non ses sentiments. Il rend donc à sa femme le droit de disposer d’elle-même et la laisse libre de choisir entre lui et l’aventurier. Et dès l’instant où elle est libre de choisir, c’est à nouveau son mari qu’elle choisit ; cette décision librement prise met fin à tout jamais à la pensée torturante de n’aimer son mari que par intérêt.

Ce que le poète peut se permettre – faire revivre des personnages selon son bon plaisir – n’est guère possible pour le psychanalyste. Mais la fantaisie délivrée de ses liens par l’analyse peut évoquer les souvenirs du passé avec une force extraordinaire ; il apparaît alors souvent, comme chez La Dame de la Mer, que le souci ou la pensée inconsciente qui a valu tant de tourments inutiles au malade ne pouvait le troubler que tant qu’il restait dans l’inconscient, à l’abri de la lumière démystifiante de la conscience.

Et si l’analyse découvre que l’idée ou l’angoisse refoulées, compromettant l’équilibre psychique de l’individu, conservent leur actualité, abritent encore des conflits, la nécessité demeure de les dévoiler et de les exposer clairement à nous-même et à notre patient.

Les maux réels, souvent, ont aussi un remède ; mais à la condition de connaître ces maux. Si La Dame de la Mer, confrontée à la liberté de choisir, sentait toujours qu’elle n’aime pas son mari, alors, qu’elle divorce. Elle pourra toujours ensuite réfléchir si elle doit suivre cet aventurier ou bien ne suivre ni son mari, brave homme qu’elle n’aime pas, ni l’homme séduisant mais sans foi, et, rompant avec les deux, se fixer des buts nouveaux, qui pourraient lui offrir quelque compensation.

Et ce serait là un exemple de la troisième éventualité, où le problème reste insoluble même après analyse. On pourrait penser que dans ce cas il vaut quand même mieux combattre une obsession absurde, comme l’amour monomaniaque de la mer, que la cruelle réalité. Mais il n’en est rien. La caractéristique majeure des symptômes névrotiques est l’impossibilité de leur trouver une solution, et par conséquent, leur indestructibilité. Le complexe dissimulé dans l’inconscient tel un noyau volcanique, se remplit sans cesse d’énergie, et lorsque la tension atteint un certain niveau, de nouvelles éruptions se produisent. Seul ce qui a été pleinement vécu et compris peut perdre de sa force, de son intensité affective. La compréhension complète est suivie par un « étalement associatif » de la tension affective. Il faut savoir que le deuil aussi a deux formes ; le deuil physiologique et le deuil pathologique. Dans la première forme, la paralysie psychique initiale est bientôt suivie par une résignation philosophique ; les soucis et les devoirs de l’avenir permettent à l’instinct de conservation de reprendre ses droits. Lorsque que des années, des décades se passent sans que le sentiment de deuil s’apaise, nous pouvons être certaine que l’endeuillé ne pleure pu seulement la personne et le souvenir dont il a conscience, mais que, du fond de l’inconscient, d’autres motifs de dépression viennent profiter du deuil actuel pour se manifester.

L’analyse transforme le deuil pathologique en deuil physiologique et le rend ainsi accessible à l’érosion du temps et de la vie, tel un cristal qui reste intact tant qu’il est enfoui dans les profondeurs de la terre, mais s’altère sous l’effet de la pluie, du gel, de la neige et du soleil dès qu’il est amené à la surface (…).

Ellida / Lou Andreas-Salomé

 

Ellida

Figures de femmes dans Ibsen. Traduit de l’allemand par Pascale Hummel, Édition Michel De Maule, Paris, 2007


Ellida : « Là – se trouve un pouvoir de transfiguration! »

Contagion, maladie, mort – voilà les noms servant à dénoter l’attraction, l’amour, le mariage dans Rosmersholm. Ce sont, en effet, les vieux antonymes de l’instinct et du dogme, de la liberté et de la dépendance, du monde dans la nature et du monde de la mansarde, qui se trouvent là derrière – sauf qu’ils trahissent leur profonde incompatibilité, non plus, comme jusque-là, par l’hostilité et la discorde, mais par la tragédie de leur concorde. Le contraste hostile se reflète, à vrai dire, encore plus durement dans la nécessité en laquelle l’abandon et la chute se conditionnent mutuellement que dans le combat fort meurtrissant que Nora ou madame Alving mènent pour leur émancipation.

Dans la mesure toutefois où Rebecca choisit l’abandon et avec lui la chute, l’incompatibilité apparente dans son amour et sa mort la pousse au mariage, en faisant apparaître immédiatement la véritable contradiction.

La surmonter et la résoudre – voilà en tout cas ce à quoi elle ne parvient plus, car sa force est précisément le prix de son amour. Elle atteste seulement le caractère inéluctable de sa solution et la préfigure, en accentuant fortement la contradiction existante – la contradiction venant de ce qu’elle est condamnée à souffrir et mourir de ce qui représente néanmoins pour tout son être la plénitude et l’élévation naturelle.

On pourrait donc concevoir que l’évolution de la langueur de Rébecca contenait en germe une crise, une guérison, une nouvelle santé et une naissance, exigeant seulement pour se faire jour un reste d’énergie juvénile. Ce n’est que pour la force qui se déployait déjà auparavant, pour la force épuisée et usée, qu’elle devient nécessairement une maladie mortelle.

Contagion, maladie, mort – la vie de Rébecca est tout entière contenue dans ces mots. Mais leur consonance est interrogative et attentive: où est la nouvelle vie, qui au malade, au mourant, apporte la guérison, où est le médecin qui connaît un remède dont il puisse affirmer: « Là – se trouve un pouvoir de transfiguration! »

La « Dame de la mer » tente d’apporter une réponse à cette question.

Elle vient de la mer. Autrement dit: son point de départ est le même que Rébecca. Elle vient de là où la plénitude domine encore dans l’atmosphère, la liberté dans la nature – de là où dans les âmes humaines il existe également encore une ondulation élémentaire, ascendante et descendante, non encore figée et bridée par des coutumes et des préceptes immuables, qui freinent les libres élans, comme les habitants des fjords se trouvent enfermés par leurs montagnes et leurs rochers.

Comme Rébecca, Ellida se trouve loin, malgré tout, du point où le roulis spontané de la mer apprend à se briser contre et à s’adapter à une direction étrangère, contre tous les rochers et les obstacles qui avec raideur dominent la jeunesse de Nora et de madame Alving – mais également toutes les hauteurs idéales qui permettent de sortir de l’étroitesse de la vallée et conduisent aux sommets de la vie.

Même si Ellida grandit ainsi, sauvagement et sans guide, dans le phare solitaire sur le rivage et, en raison de son nom peu chrétien, surnommée d’une manière assez significative la « païenne », sur un point, son existence se distingue substantiellement du manque de discipline qui entoura l’éducation de Rébecca; il manque toutes les influences positivement néfastes qui, si tôt et si brutalement, éveillèrent les violents instincts de l’être de Rébecca en leur procurant une expérience précoce et pernicieuse. C’est une innocence plus intime qui plane, encore intacte, au-dessus d’Ellida que cette non-culpabilité sauvage d’une vie naturelle, libre et sans frein, telle que la vécut Rébecca. Ellida est encore ingénue et inexpérimentée: elle attend encore tout son devenir, toute sa maturité, de la vie – mais Rébecca a déjà accompli son devenir, a déjà mûri, et, à vrai dire, dans une direction bien précise et unique, qui entrave nécessairement la suite de son épanouissement intérieur. Elle paraît ainsi plus avancée qu’Ellida dans son développement, et en même temps toutefois en retard sur elle dans sa capacité de développement – un peu comme un noble animal sauvage dans sa plénitude paraît à la fois supérieur et inférieur à un enfant mineur.

Cette différence entre elles est significative justement en ce qu’elle manifeste déjà clairement et distinctement en quoi Ellida est appelée à rectifier la protagoniste précédente: par l’approfondissement de son épanouissement personnel, par les possibilités multiples de son devenir. Elle préfigure déjà la raison pour laquelle les limites de Rébecca ne deviendront pas nécessairement aussi celles d’Ellida, et pourquoi là où la force expérimentée et aguerrie ne peut plus changer, mais seulement se briser contre une connaissance tragique, il existe encore des crises et des guérisons pour la croissance et la volonté d’Ellida.

Cette corrélation entre son inaptitude à changer et son statut de mineure fait certes apparaître, dès le début, Ellida comme encore plus désarmée à l’égard de la vie. Elle ne possède en rien la force confiante de Rébecca, ni la hardiesse téméraire par laquelle cette dernière confie la barque de sa vie aux vagues et aux tempêtes, en vue de conduire au bonheur. Elle se contente de se tenir impatiemment sur le rivage et de se projeter en rêve par-delà le mouvement des flots, sur lesquels planent le danger et la beauté, et dont la profondeur cache autant d’émerveillement que d’horreur.

Là où Rébecca n’est que provocation et obstination, Ellida n’est qu’attente et rêverie. Mais ses rêves restent bien plus inconsistants que les espérances précises de Rébecca: les vagues qui agitent la barque en haute mer éveillent des désirs et des craintes bien plus précis que la vaste surface luisante de la mer, qu’on contemple oisivement depuis le rivage – sans offrir nulle part au regard un appui, à la pensée un point d’arrêt, uniquement un espace d’autant plus incommensurable pour chaque vision de son imagination vagabonde.

Cette forte éclosion de la vie imaginaire aux dépens de la force pratique encore en sommeil est le deuxième trait qui différencie significativement Ellida de Rébecca. Il entre làdedans un élément de morbidité, ou, du moins, une disposition maladive, qui ne peut être surmontée que par la pleine maturité de la volonté. Mais en même temps, il y a là un élan vers l’intériorisation et l’approfondissement de la volonté, qui la met à l’abri du bon plaisir brusque et brutal de Rébecca – une paix de l’âme, où même les élans doux et subtils gagnent voix au chapitre et considération, avant qu’une pulsion ne devienne action. Si la volonté d’Ellida s’épanouit effectivement en une saine et consciente énergie, elle peut atteindre en cela une maturité bien plus noble et distinguée que cela n’eût été possible naguère à Rébecca. Cette dernière emprunte le chemin inverse; elle a pour point de départ une saine capacité d’action, dont le développement est précipité, et qui se trouve ensuite maladivement paralysée par une vie affective trop tardivement éveillée.

Cette différence dans leurs natures – Rébecca pleine de vitalité entreprenante et de maturité précoce, Ellida immature et surtout fantasque – se reflète significativement dans la forme et le sort de son amour. Tandis que la passion de Rebecca se déploie comme une fatalité, en asservissant et en commandant – la passivité impatiente d’Ellida est gagnée par l’amour comme par une nécessité, une poussée démoniaque de la volonté, excluant toute liberté de choix. Et tandis que Rébecca aspire à tout scruter et pénétrer avec discernement, à s’immiscer dans toute chose sans retenue, pour se l’approprier souverainement, Ellida succombe à l’attrait de l’inconnu et de l’insaisissable. De tous les individus qui dans le cours de sa vie l’approchent, le pouvoir de la dominer n’est donné qu’à celui dont elle ne sait et ne veut rien apprendre de précis – celui justement qui, d’une manière bien typique, reste pour elle anonyme -jusqu’à la fin l’étranger. C’est le pouvoir de l’inconnu qui explique son amour pour lui. C’est l’amour de la jeune créature immature à l’égard de la vie inconnue, qui à la fois dissimule profondément et se tient mystérieusement devant elle; c’est l’hésitation de la volonté désemparée devant cette obscurité encore privée de lumière, en même temps que le désir pressant de l’imagination de s’y précipiter; c’est l’aspiration à en être enlacée – la crainte d’être engloutie par elle; c’est à la fois le bonheur et l’horreur, l’attrait et la menace. Elle l’aime comme un symbole devenu chair, comme la vie elle-même dans sa liberté et sa violence cachées comme le regard vers l’infini, l’illimité et l’incertain. Elle semble ainsi épuiser sa singularité lorsqu’elle le compare à l’élément qui agit entièrement et complètement sur elle en symbole de la vie:

« L’homme est comme la mer! », dit-elle de lui. C’est pourquoi, du fait précisément de l’absence de toute conviction plus personnelle justifiant son ascendant sur elle, l’illimité augmente, le caractère indubitable de ce pouvoir même. Cette valeur symbolique de sa figure dès le tout début, cette identification de l’homme étranger et de la vie étrangère est profondément ancrée dans sa nature et situe le problème du lien qui l’unit à lui au-delà de l’anecdote d’une simple passion amoureuse. Il ne s’agit pas d’un sentiment isolé, d’une passion, mais d’un problème moral, d’un épanouissement de la volonté. Ce qui en Ellida aspire ardemment à la vie par des élans en partie seulement conscients et compris se trouve résumé et personnifié, à travers l’imagination qui la domine, dans l’emprise démoniaque de l’étranger. Cela apparaît tout particulièrement lorsqu’on compare ce symbole flottant, ce mirage, à la passion de Rébecca pour Rosmer, qui s’enracine tout entier dans le réel et le sensible. On comprend alors pourquoi cela ne pouvait aboutir pour Rébecca qu’à un affaiblissement et une destruction de son amour: car l’affaiblissement et la mort de la complète force de son être surtout, sa pleine dissolution, tandis qu’Ellida, en raison de son évolution et de son expérience, a surmonté l’emprise de l’inconnu. Il existe bien une différence, comme entre le rêve et la vie, entre le symbole et la personne.

L’apparition effective de l’étranger s’accorde fort délicatement et vivement en Ellida à sa conception symbolico-imaginaire. Chez chacun en particulier – même dans le plus petit trait, il chatoie en deux teintes, au gré de la lumière, alternativement froide et onirique, qui l’éclaire; il chatoie comme les flots mêmes de la mer, selon qu’il est éclairé par la lumière du jour ou de la lune.

À en juger par son apparence, il est sans le moindre doute l’aventurier expérimenté, habile et hardi, qui se débrouilla aussi radicalement dans toutes les circonstances de la vie que sur les flots de la mer, et pour lequel la liberté effrénée et tumultueuse est le seul élément où il peut respirer. Or pour Ellida il surgit en quelque sorte des ondes sur un rivage solitaire. Son passé lui reste lointain et étranger, comme s’il reposait dans les profondeurs de la mer; rien ne l’éclaire sur sa personnalité. Et, on le comprend aisément, il ne jette aucune lumière sur cette obscurité, lors des conversations que leur procure leur brève relation intime; il ne lui parle même pas de ses navigations en mer, mais seulement de la mer elle-même et de ses vagues, du calme de la mer et du danger de la tempête, des nuits claires et du soleil de midi, dehors sur les récifs solitaires, où les phoques et les dauphins somnolent paresseusement. Il lui parle de ce qu’ils connaissent et aiment tous les deux: la réalité et l’expérience qu’il tira au milieu du ressac, et elle depuis le rivage lui parle de ce qu’elle apprend de la nostalgie et du symbole. Toute sa physionomie personnelle disparaît peu à peu derrière ces descriptions, si complètement qu’Ellida en use comme si lui et elle-même aussi étaient liés et apparentés à toutes les créatures marines.

Et de même que sa façon de parler étaie sa conception imaginaire de l’homme, il en va de même de sa façon d’agir; il agit avec détermination et force, comme au moment de l’assassinat du capitaine ou des épousailles aventureuses avec la mer – à la fois silencieusement, familièrement et brusquement; on pense aux mouvements rapides et silencieux des poissons sous la surface de l’eau, qu’on ne peut suivre que très imparfaitement; quant à ses actes également, rien ne trahit les mobiles qui le guident, cela reste incompréhensible et impénétrable. Ce sont des traits qui caractérisent aussi nettement son allure d’aventurier qu’ils s’accordent étrangement à la vie spirituelle morbide d’Ellida.

La violence qu’il exerce sur elle croît avec l’horreur qu’il lui inspire. Lorsqu’il s’unit à elle pour toujours par ces épousailles marines, comme par un acte magique, et fuit ensuite le lieu du meurtre qu’il a commis, qu’il replonge pour ainsi dire dans les flots dont il est sorti – alors Ellida pousse presque un soupir de soulagement. Elle se décide à revenir par écrit sur ses engagements. Mais lui ne prête nullement attention à ce geste: il la, considère avant et après comme sa propriété. Toute sa révocation et libération reste un acte aussi vain que si un enfant était un caillou dans la mer, pour retenir le flot qui s’approche, pour le dérober. Il est la proie qui s’est trouvée une fois saisie par cet emportement durable et captivant de la passion, qui sans autre façon s’empare de ce qu’elle convoite, et lui donne aussi peu en retour que la mer.

Quelque chose de ce sang tumultueux mais froid de la mer semble caractériser sa fidélité, un attachement par simple nécessité naturelle, sans le moindre engagement envers les mouvements de l’âme de l’autre. Cette froideur, malgré la fidélité longuement préservée, explique également la manière étrange dont à la fin de la pièce il renonce à Ellida. Dès qu’il comprend clairement qu’une force plus grande la lui a retirée, il ne profère ni plaintes ni menaces: « Vivez bien, madame Wangel! À partir de maintenant, vous n’êtes plus rien d’autre dans ma vie qu’un naufrage surmonté. »

Pour une proie définitivement arrachée à la mer, aucune tempête ne se lève, ses flots continuent de rouler paisiblement. Mais lorsque l’homme que la perte d’Ellida jette visiblement dans une telle inquiétude, est menacé par Wangel de la perte de sa liberté, de prison et de châtiment, par une brusque décision, il attrape immédiatement le revolver pour se suicider.

À nulle autre occasion, il n’agit aussi froidement et calmement, mais jamais en meme temps la lueur fantastique ne scintille aussi brillamment, qu’au moment de cette toute dernière entrée en scène. Son renoncement soudain à Ellida fait penser au brusque reflux d’une force mauvaise, d’un spectre fantomatique, face à une formule magique proférée contre lui. Ses paroles accentuent encore le trait: « je le vois bien: voilà quelque chose qui dépasse ma volonté. »

Cette impression s’accorde merveilleusement à l’ambiance générale qui entoure la scène du dénouement, semblable au minuit estival, où elle se déroule: ce n’est ni l’éclat de la lune ni celui des étoiles qui flotte magiquement là-dessus, mais le banal éclat du soleil – c’est un crépuscule au milieu de la nuit qui seul contribue à tout ramener à une clarté étrange, douteuse et féerique. De la vie de l’âme, tendue à l’extrême, de tout un chacun, les paroles et les actes jaillissent comme des formules magiques et sont ressentis avec une puissance magique. En chacun, à vrai dire, ils découlent d’un long et nécessaire développement, qui les prédispose calmement et progressivement, jusqu’au bout, tout le symbolique et le fantastique tire son aliment exclusivement de l’enchaînement rigoureux des paramètres et des problèmes psychologiques – loin de les atténuer, de vouloir les remplacer, ou simplement de les contrecarrer. Cela ne vaut pas moins pour Ellida elle-même que cela ne valait pour l’idée qu’elle se faisait de l’étranger – pas moins pour sa soudaine métamorphose à elle que pour son soudain renoncement à lui. Car dans la mesure où l’étranger symbolise uniquement pour Ellida son seul appétit de vie, encore incompris, il lui faut seulement la pleine maturité, enfin atteinte, de sa volonté pour briser son emprise et le laisser retomber dans le néant. Or cette même circonstance exige que jusqu’à l’instant décisif lui soit accordé un pouvoir sur elle, qui même de loin se révèle efficace. Car comme, en l’occurrence, sa personnalité est moins déterminante que sa portée symbolique et son rattachement à l’évolution spirituelle d’Ellida, de même il n’existe pour ainsi dire entre eux aucune séparation spatiale, aucune distance – à toute heure, l’étranger peut fondre sur elle avec sa violence démoniaque. Non certes parce qu’il négligea jadis le fait qu’elle retira sa parole et se détacha de lui, mais seulement parce qu’elle était encore incapable autrefois de se détacher de lui intérieurement et d’opposer sa volonté à la sienne propre, majeure et pleinement mûrie.

L’évolution d’Ellida se trouve ainsi revêtir la forme d’un conflit amoureux, qui pourrait s’intituler: « Le retour de l’étranger » ou « La vengeance de l’étranger ». Cela ne rappelle-t-il pas combien aussi l’expression correspondante « La vengeance » ou « le retour de Beate » se rapprochait de « Rosmersholm ». Ne s’agit-il pas, dans les deux cas, d’un surgissement fantomatique de la vigueur hors des flots, par-delà la séparation et la mort? Ce qui est réellement en jeu dans ce passage, ce sont les nombreuses et subtiles corrélations d’une pièce à l’autre. D’une manière hautement caractéristique, il a juste été procédé à un échange de personnes. En l’occurrence, ce n’est pas l’ombre de Beate, l’esprit d’amour désespéré et de sacrifice qui agit par vengeance après avoir dû céder à la force brutale – mais la violence élémentaire elle-même, qui chasse sa proie et, tel un fantôme, tend la main pour empêcher qu’elle ne se dérobe de sa propre force, librement conquise. Pour cette raison aussi, le dénouement sera différent: Beate réussit à entraîner avec elle dans la mort la brutalité triomphante, car, malgré sa faiblesse sans défense, elle lui est supérieure par la transfiguration spirituelle et la sublimation de son être – voilà les fantômes vengeurs qui affaiblissent et anéantissent Rébecca. Face à cela, l’étranger doit céder devant le mot d’ordre de la transfiguration complète d’Ellida, parce qu’avec sa force naturelle brute, il n’a pu agir que sur l’incertaine pulsion de vie d’une volonté encore immature.

La diversité de ces solutions tient à ce que l’être de Rebecca évoque l’étranger, et qu’un trait de Beate conduit à Ellida: la délicatesse de l’âme, qui contient en elle tous les germes d’une spiritualisation approfondie. Ce seul trait, à vrai dire – car Beate s’enracine par là dans le socle de la tradition -, se sent exclusivement chez lui dans l’étroitesse du monde de la mansarde. Or Ellida appartient à la vaste patrie de la liberté, et, par là seulement, elle peut aspirer à un meilleur épanouissement. C’est pourquoi, ce sont également des raisons opposées qui aux deux apportent la souffrance et la maladie: Beate meurt du fait que par la force sauvage de Rébecca son être limité se trouve ruiné et la vie spirituelle d’Ellida troublée, aussitôt qu’elle est enfermée dans le confinement d’un monde trop étroit.

C’est donc son mariage qui préfigure le combat intérieur et ramène pour elle l’étranger. Elle pensait lui échapper définitivement, du fait justement que dans sa solitude elle s’agrippa à la main du docteur Wangel et, qu’en tant que son épouse, elle le suivit dans la vie de famille. Or c’est le contraire qui se produisit. Plus elle soustrayait effectivement l’isolement de cette vie au passé, plus ce dernier avait d’attrait pour son imagination. Les circonstances où elle doit maintenant se sentir chez elle éveillent en elle mélancolie et angoisse, comme la nature qui l’entoure ici: partout des rochers élevés et des montagnes – et partout de solides barrières et frontières immobiles. De même que l’eau de la mer ne s’infiltre que paresseusement dans les fjords, sans sa fraîcheur écumante, sans l’alternance de sa puissante marée montante et descendante, de même elle aussi aspire à une plus grande amplitude de vie, au rivage solitaire, devant lequel s’étendent les lointains inconnus, où s’était tenu l’étranger, et où elle s’était unie à lui pour toujours. Si elle accueillit autrefois, par un effroi spontané, l’emprise démoniaque de l’étranger comme une terrible contrainte, elle ne pense plus désormais qu’à la liberté débridée à laquelle il voulut l’arracher. Si autrefois il en alla pour elle comme si un magicien étranger la séduisait contre sa volonté – pour ainsi dire aveugle et les bras largement étendus – à se jeter dans la mer, désormais c’est comme s’il avait voulu en ouvrir toutes les profondeurs et les splendeurs. L’inconnu de la vie, dont elle se voit exclue à jamais, s’étend derrière elle incompris et attirant, comme la mer elle-même, dont le bruissement et le murmure enveloppent toutes ses pensées et ses rêves. Cela la rend sourde à toutes les voix de la réalité autour d’elle, et, d’une manière encore maladivement unilatérale, l’imagination et l’attente passive augmentent en elle.

Et ce changement de son état d’esprit ne peut se réaliser du fait que Wangel, comme à une enfant gâtée, lui passe affectueusement tous ses états d’âme et ses humeurs. Par la manière différente dont lui, aussi bien que l’étranger, la traite comme une enfant privée d’autonomie et de maturité, elle n’en ressent que deux fois plus intensément le contraste entre 1époux et l’amant, car l’un contrôlait sa volonté inexercée en lui imposant la sienne – tout en l’attirant irrésistiblement au dehors, sous l’emprise démoniaque de son autorité, sur la haute mer, dans l’infini bouillonnant de la vie. L’autre, au contraire, l’entoure de sollicitude et d’indulgence, écarte tout ce qui pourrait fortement l’influencer, lui retire toute tâche, tout devoir et toute responsabilité – tout en l’enchaînant ainsi à l’étroitesse étouffante de son existence, où tout mouvement véritablement libre se révèle impossible. Il ne l’en condamne que doublement à l’intranquillité stérile de l’homme libre en captivité et ainsi, sans le vouloir, porte une responsabilité partagée dans la façon dont elle s’éloigne de lui. Car à l’origine, son cœur se tourne vers lui, même l’étranger lui revient: « je l’avais oublié », reconnaît-il. Ce qui le ramène de nouveau ne tient nullement au changement de son inclination à elle, dit-elle cependant à Wangel lors de la même conversation: « je n’aime personne d’autre que toi. »

Or, par-delà toute inclination, c’est la pression et l’aspiration d’une nature que personne n’éclaire sur la vie, et à laquelle personne n’y assigne sa place et sa mission. Wangel n’aurait pu qu’apaiser son aspiration à l’inconnu, s’il lui avait véritablement fait connaître le petit échantillon de vie, le champ d’action plus étroit, et lui avait ouvert l’esprit sur tout ce qu’il y a là à aimer, à créer. Ellida elle-même est instinctivement passée à côté, car plus tard elle reproche à Wangel de ne pas l’avoir préparée plus fermement à ce qu’était son monde à lui: «Je suis tellement sans racines dans ta maison, Wangel. Les enfants ne m’appartiennent plus. Leur cœur ne m’appartient pas, veux-je dire. veux-je dire. Lorsque je suis en voyage, je n’ai aucune clé à remettre, aucune instruction à transmettre, ni sur ceci ni sur cela. J’étais tellement en dehors de tout cela depuis le tout début. »

Et de même que les êtres qui l’entourent ne peuvent ébranler sa passivité, de même elle n’éprouve aucune jalousie envers la morte qui, en tant qu’épouse de Wangel, lui resta fidèle, à elle et aux enfants. Dès la première scène, au moment de l’entrée d’Ellida, nous assistons aux préparatifs d’une cérémonie secrète, destinée à la mère défunte, des offrandes de fleurs faites à sa mémoire. Ellida, sincère et affable, comme elle l’est en toutes circonstances, reconnaît d’autant plus son droit à ces souvenirs chéris qu’elle aussi vit en quelque sorte dans le passé. Un parallèle s’établit automatiquement entre cette petite scène des fleurs et l’opulente décoration fleurie que Rébecca introduit dans toutes les pièces de Rosmersholm, afin que, sous l’effet de leur doux parfum, Rosmer apprenne à oublier la morte qui ne supportait pas les joies et les fleurs. Comme l’attitude d’Ellida s’affranchit délicatement de cet égoïsme passionné, lorsqu’au grand bouquet de fleurs des enfants elle ajoute affectueusement le sien propre: « Ne devrais-je pas aussi y être pour – fêter l’anniversaire de maman? » Le caractère plus passif et plus doux qui s’exprime dans la bonhomie comme dans l’indifférence alimente précisément la contradiction apparente selon laquelle Ellida, qui est la plus influençable, se soustrait bien plus longtemps à l’influence de son entourage que Rébecca. De toute la force de sa volonté, Rébecca se rend maîtresse, dès le départ, de tous les êtres et objets de Rosmersholm, du vivant comme du mort; elle le fait avec une énergie si funeste qu’à la fin elle ne peut plus s’en détacher, qu’ensuite elle ne peut plus soustraire sa volonté à cette sphère de vie. La contagion par la manière d’être et de penser de Rosmershohn est à ce point totale, parce que l’agent de contagion se transmet en un seul contact fort et intime.

Le fait qu’à leur contact réciproque Ellida et Wangel ne perdent pas leur identité propre dans les mêmes proportions permet ensuite à leur relation de s’épanouir bien plus sainement; cela a finalement pour effet que l’alliance intime d’Ellida avec Wangel évolue en un comportement volontaire et autonome, en un acte de la plus haute et consciente liberté – au lieu du dessaisissement de Rébecca par elle-même, qui ne put s’unir à l’aimé que dans la mort. Au lieu de l’énergie brute et de la fragilité maladive, qui en Rébecca et en Rosmer sont si funestement entrelacées, chez Wangel comme chez Ellida prédomine une délicatesse, qui cherche à faire une place aux besoins d’autrui en fonction de sa propre intelligence. Au lieu d’un attrait irrésistible pour la contradiction, s’exerce peu à peu – fort lentement, mais par-delà tout malentendu et toute aliénation – une discrète et efficace contagion, du fait de cette parenté secrète des âmes. Cela est mystérieusement perceptible dès le départ en Ellida, dans la mesure où elle recherche sans cesse la compagnie de son époux. Le premier mot que nous entendons sur ses lèvres ne se rapporte pas à la nostalgie de la mer et du lointain – mais, d’une manière particulièrement insistante, au retour de Wangel, comme si elle ne pouvait supporter son absence une seule heure: « C’est toi, Wangel? Dieu soit loué, je te revois! » Son inclination passionnée pour l’étranger la pousse vers Wangel; elle se love fortement dans ses bras: « Ah, mon bien-aimé, mon cher – sauve-moi de cet homme! » Elle a le sentiment qu’elle trouvera protection auprès de lui, « la paix et le salut, si je pouvais m’attacher à toi étroitement – et tenter de braver toutes les forces séduisantes et effrayantes. » Mais elle ajoute encore: « Cela non plus, je ne le peux pas. Non, non -je ne le peux pas! » Envers l’inconnu, elle ressent le besoin d’aimer – mais le désir d’aimer est réservé à l’époux. La faiblesse de sa volonté, qui n’a pas encore conquis son autonomie, la lie à l’inconnu, mais ce qui la lie à son époux, c’est le pressentiment intime de sa nature que c’est lui qui l’amènera à elle-même: « Aide-moi! Sauve-moi, Wangel! »

Et toute la figure de Wangel est tracée de manière à pouvoir être saisie dans tous ses traits à partir de son lien avec Ellida. À l’instar des autres protagonistes de la pièce, son profil spirituel revêt deux formes: l’une qui paraît regarder en arrière vers Rosmersholm, et une autre, dont le regard est orienté vers l’avant, vers une nouvelle vie plus heureuse. De même que par un certain trait fondamental de sa nature Ellida fait penser à Beate, Rebecca à l’étranger, de même Wangel rappelle Rosmer et le surpasse à la fois.

Tout comme dans l’existence de Rosmer, dans la sienne aussi la piété joue un rôle bien trop grand. Lui non plus ne parvient pas à se détacher d’une morte, bien qu’il lui ait trouvé quelqu’un pour lui succéder – en fait, il n’a même pas la force d’interdire aux enfants leurs cachotteries, qui découlent apparemment de la vénération envers leur première mère. Et de même que Rosmer se trouve enchaîné et influencé, dans son existence et son action extérieures, par la piété envers tout ce qui est mort, tradition et coutume, de même Wangel est fortement attaché à l’usage et ne sait pas se libérer pour une forme de vie énergique et autonome. « Ce n’est pas un trait convenant à un papa! », lance Bolette à son sujet, et lui de lui-même. La piété provoque donc encore en lui un affaiblissement de la volonté. Étant donné les terribles circonstances qui requièrent une force redoublée, il se montre fréquemment incapable de se ressaisir. Lorsqu’il s’attache Ellida, cela est l’effet moins d’un nouvel appétit de vie et d’un nouvel amour que parce que, pour lui plaire, il espère échapper aux souffrances et à la solitude de l’ancien amour; et lorsque son mariage avec Ellida se défait, il noie occasionnellement son chagrin dans la boisson.

Or, même ces traits le différencient notablement de Rosmer. Surtout, il n’est spirituellement prisonnier ni de son origine ni de sa propre faiblesse, mais il les reconnaît de mauvaise grâce; son discernement lui trace donc très consciemment le chemin vers des voies plus libres. Il n’est pas, comme Rosmer, soumis impuissamment à l’influence de l’aimée; il se sent responsable de la tâche de veiller sur elle, et s’adresse le reproche de l’avoir fait uniquement par gâterie déraisonnable et égoïste: « J’aurais dû être pour elle comme un père – et en même temps comme un mentor! J’aurais dû faire de mon mieux, pour développer et éclairer sa vie intellectuelle. »

Et sa piété envers l’épouse défunte n’est pas fondée, comme dans le cas de Rosmer, sur l’obligation impérieuse de traverser la vie avec « un cadavre sur le dos » – non, elle est un reste de profondeur du sentiment, une loyauté ardemment préservée, destinée à garantir aussi comme authentique la permanence de ses dispositions envers la vivante. C’est cette loyauté qu’il témoigne également plus tard à Ellida, dans des proportions si rares, avec une abnégation si persévérante. Et cela montre déjà en quoi, d’une part, il semble le plus proche de Rosmer, en quoi, d’autre part, il lui semble surtout supérieur, à savoir le désintéressement de sa nature. En lui aussi, c’est là le trait dominant, mais il dérive d’une autre source; ce n’est pas, comme en Rosmer, une faiblesse, l’absence d’un moi propre, l’incapacité d’en développer ou d’en conserver un, ce n’est pas un engloutissement passif dans les autres. En lui, c’est une force – la force de l’amour, de se couler dans la sensibilité des autres, de leur venir en aide; il s’agit de compréhension et d’intelligence. Ce n’est que parce que sa capacité d’aimer s’enracine dans une telle force positive qu’elle reste véritablement désintéressée, tandis qu’en Rosmer le désintéressement apparent de la faiblesse de la volonté, au moment décisif, se retourne en un accès d’égoïsme, si bien qu’il cause la mort de Rebecca, afin de se ressaisir dans sa propre vie et sa propre action. Wangel agit à cet effet d’une manière violemment contradictoire, lorsqu’à la fin de la pièce il congédie Ellida. Tout son espoir et son désir reculent toujours davantage devant le profond besoin de secourir et de guérir.

La différence entre eux trouve un reflet fort subtil dans leur profession. Rosmer est un prédicateur, c’est-à-dire un représentant de la tradition, à laquelle se conforme sa volonté, et dont il ne peut plus se libérer sans se perdre lui-même et sombrer dans un dilemme intérieur. Wangel, en revanche, est médecin; il doit manifester de la compréhension, de l’indulgence pour tout; il doit pouvoir accompagner le malade dans toutes ses souffrances, mais, pour accomplir sa mission, il doit éviter de se laisser contaminer par elles, de leur succomber. Il doit aspirer du moins à une santé inébranlable et savoir reconnaître ce qui en cela lui manque encore.

Or il est caractéristique qu’une maladie soit nécessaire à l’éveil de la noblesse et de la grandeur de sa nature – si bien que, sans une telle sommation à son devoir de guérir et de secourir, il succombe à l’influence de la vie quotidienne et du monde de la mansarde. Même pour Ellida, il n’éprouve d’abord qu’une inclination superficielle, et ce n’est que lorsqu’elle tombe malade qu’il devient un médecin de l’âme, plein d’abnégation et de compréhension; c’est seulement lorsqu’elle souffre que son amour à lui atteint une profondeur désintéressée et une abnégation joyeuse. On pourrait dire: ce n’est qu’à travers ses délires que tout son être lui devient véritablement transparent, qu’il gagne une attention au véritable son, douloureusement passionné, de sa voix. Guider et aimer correctement la malade dès le début, lui montrer le chemin, par lequel elle aurait pu échapper aux dangers de son évolution – de cela il ne fut pas capable. Pour y parvenir, il n’aurait pas seulement dû être pour elle le médecin loyal, mais déjà auparavant un mentor et, dans l’acception la plus noble du terme, un guide spirituel, qui, nullement prisonnier du respect de la tradition, sait interpréter les mystères de la vie intérieure, et qui bannit toute l’horreur et l’attrait énigmatique de l’incertain, de l’illimité, du fait qu’il apprend à reconnaître dans leur profonde signification les devoirs limités et précis de la véritable vie.

Wangel justement n’est pas encore parvenu lui-même au terme de son évolution; il est encore en quête, encore en devenir, et en attente de parachèvement. Ce qui fonde précisément son grand amour pour Ellida, c’est qu’à travers les hallucinations morbides qui l’éloignent de lui, il perçoit dans son être à elle ce qui lui manque pour réaliser son propre accomplissement. Même si c’est un monde de mansarde dans lequel il vit, la volonté, le désir de liberté est déjà puissant en lui. « C’est un ressac – et aussi une marée montante et descendante – dans ses pensées comme dans ses sentiments », dit-il du type humain dont se rapproche Ellida, exprimant par là ce qui l’attire vers elle d’une façon si irrésistible:

« Tu es apparentée à la mer. Et l’horrible, d’autre part, t’est apparenté. Tu es pour moi l’horreur, Ellida. Ce qui attire, c’est là ce qui est le plus puissant en toi. »

Et l’on comprend aisément que ce besoin réciproque de plénitude a pour effet de muer son attitude envers Ellida en une complète fusion existentielle, une « véritable union », dès qu’il parvient à l’amener à la conscience de soi – à la même honnête connaissance de soi que lui-même possède.

Sur la base de l’apparence et du donné, de la surface de la vie, Wangel accède graduellement à l’intériorité et à la profondeur de cette dernière et, ce faisant, acquiert également la force de la transformer d’une manière neuve et libre. Ellida, restée à distance de tout ce qui limite salutairement et détourne vers l’extérieur, souffre d’une profondeur de l’intériorité qui la rend juste encore capable de vivre sa vie en imagination. Au cours de sa maladie spirituelle, les chimères du sentiment et de la représentation se muent en un renversement positif de l’intérieur et de l’extérieur. Tout son passé gagne dans les visions de son imagination vérité et vie, et à chaque instant fait éclater le présent et la réalité. « Tu penses et tu sens par images, et par représentations visuelles, lui dit Wangel[1]

Ce qu’elle voit substantiellement dans ses pensées est bien réel, cela existe pour elle; ce qu’elle ne peut se représenter avec exactitude à l’instant, cela est subitement comme perdu pour elle, comme évanoui. Si cela lui arrive avec Wangel, alors elle ne le retrouve et ne se retrouve même plus elle-même comme sa femme, et cela lui est « si effroyablement pénible! »

De même, il suffit que l’étranger surgisse plein de vie devant son regard spirituel, pour qu’elle succombe à sa présence comme à un état de fait, et comprenne l’« horreur ». Il ne lui apparaît pas à la manière d’un aimé prenant vie dans le souvenir – même jusqu’à l’hallucination, parce que la nostalgie a évoqué l’absent en vain; non, c’est précisément la réalité inquiétante de sa présence qui lui est si pénible, et dès qu’elle est en mesure de se représenter distinctement son absence, elle se calme.

Ce n’est pas vraiment son sentiment, son désir, qu’il excite, mais sa volonté, que le fait de penser à lui paralyse et submerge – comme s’il s’abattait sur elle avec l’insaisissable emprise d’un fantôme et l’épousait une nouvelle fois. C’est pourquoi aussi, elle ne le voit devant elle qu’en imagination, en quelque sorte sans que son œil le perçoive, sans qu’elle veuille le voir – il se tient même « quelque peu de biais. Il ne me regarde jamais. Il est juste là. »

Cette manière de regarder, par analogie avec les images vivantes du rêve, est extraordinairement véridique: elle repose sur un certain flou et une absence générale de netteté, joints à la plus grande clarté et précision dans certains détails. L’apparence de l’étranger, par exemple, s’est déjà estompée en fait dans le souvenir d’Ellida, si bien qu’elle ne le reconnaît même pas, lorsqu’il entre dans le jardin de Wangel – en revanche, elle voit toujours encore clairement devant elle, en imagination, la perle blanche et bleue de son épingle, cet « œil mort de poisson », qui pour elle symbolise tout et exprime l’horreur contenue dans sa vision. Dès que le flou général cesse, dès que l’étranger se présente en personne devant Ellida et Wangel, l’effet produit par le fantasme onirique devient plus incertain. Aussi il salue Wangel comme un heureux tournant vers une amélioration, à savoir le fait que l’étranger en personne est de retour.

« Une nouvelle image de la réalité est maintenant venue à ta rencontre. Et cela relègue dans l’ombre l’ancienne – si bien que tu ne peux plus la voir. Et elle relègue aussi dans l’ombre tes visions morbides. Il est donc bon que la réalité soit arrivée. »

Son retour est donc précisément une condition de sa guérison et de son détachement intérieur à son égard. La deuxième condition ensuite est, à vrai dire, le retour de son époux dans son cœur et ses pensées. À la différence de l’étranger, il est présent à ses côtés en personne, mais tenu à distance de sa vie intérieure par l’image symbolique, vue en rêve, de l’inconnu. Elle n’a pas le moindre regard pour le profond attrait de Wangel à son égard, qui le rapproche d’elle par un amour toujours plus puissant, jusqu’à ce que cet amour réussisse finalement à l’arracher brutalement à l’étrange. Elle se tourne, en effet, instinctivement vers son époux, mais seulement comme le malade tout accablé de ses souffrances se tourne vers son médecin, susceptible de lui procurer un soulagement. Elle ne sait pas encore que son unique pouvoir de guérison réside dans son amour. Elle sait juste que son amour devait traverser, consolider et mûrir, une évolution, juste qu’il n’est pas, comme elle, un individu achevé, mais en devenir, qui se rapproche d’elle pas à pas – cela lui pèse, à elle, de le comprendre. Car dans son imagination se gravent seulement des instantanés uniques et déterminants, qui ensuite évoluent intérieurement d’une manière toujours plus funeste et âpre, reçoivent un éclairage toujours plus fantasmatique – pour prêter attention discrètement à un lent épanouissement, elle est bien trop maladivement engourdie.

Aussi sa conduite envers Wangel reste toujours seulement telle qu’elle avait été initialement, amorcée par des fiançailles couronnant une brève période de familiarisation et par une inclination que favorisèrent des deux côtés des paramètres qui n’avaient rien à voir avec l’amour. Elle se souvient seulement qu’elle s’est toujours sentie seule et incomprise dans la maison de Wangel, car elle ne prêta jamais attention aux efforts délicats pour mieux la comprendre, dont témoignent ses paroles: « je commence à te comprendre – peu à peu. C’est là le fruit des années et de la vie à deux. »

Parce que le regard lui fit entièrement défaut pour voir ce qui se passe autour d’elle, elle croit aussi ne pouvoir nullement exiger de Wangel un grand sacrifice lorsqu’elle le supplie enfin de lui rendre sa liberté, d’« annuler le marché » d’autrefois. Et Wangel, dans sa bonté désintéressée, se dit que, d’une certaine façon, il lui doit ce sacrifice – quand bien même elle ne serait pas en mesure de l’honorer dans toute sa grandeur. Car il échoua à se prémunir contre les changements d’humeur d’Ellida, à lui garantir à temps le socle d’une vie saine et libre, sur lequel elle aurait pu prendre racine et se greffer sur son univers. Or, tandis qu’intérieurement elle se détache de lui toujours plus énergiquement, il ne veut pas se sentir responsable de ce que dans l’élan vers la liberté rêvée elle dépérit lentement. Il sait que sa passion pour l’inconnu n’est rien d’autre qu’une aspiration à la liberté.

« Ton désir et ton besoin de mer – ton attrait pour lui – cet étranger, lui dit-il plus tard, ce fut là en toi l’expression d’une exigence naissante et croissante de liberté. Rien d’autre. »

Or ce n’est que parce qu’elle se croit totalement incomprise de lui, totalement étrangère en son for intérieur, qu’elle ressent son mariage comme une servitude, une captivité. Car seuls la compréhension et l’amour fondent la différence entre un lien, qui unit étroitement deux êtres, et une entrave, qui les soude l’un à l’autre. Or en un seul instant, le lien peut devenir une entrave, ou l’entrave une alliance volontaire.

Ellida découvre cela en s’étonnant d’elle-même, lorsqu’elle voit que Wangel lui rend sa liberté uniquement par amour, lui laisse la liberté de suivre l’étranger. Doucement et en tremblant, cela prend forme sur ses lèvres: « je te serais devenue si proche – si intimement proche! »

Comme Wangel lutte pour lui rendre sa liberté, et la place devant le choix personnel de la préserver de la folie, il est en fait persuadé de la perdre. Son sacrifice est sincère. Mais sans le vouloir, il arrache de ses yeux les bandeaux de ses délires. À partir du moment où elle mesure dans cet acte la grandeur et la force de son amour, elle n’est plus non plus pour lui une étrangère. À partir de cet instant précis, elle doit se sentir proche de lui et entourée d’une patrie, au lieu de la prison jusqu’ici. Mais comme elle n’était même pas prisonnière, le désir de se libérer ne peut tenir plus longtemps. La liberté cesse de l’attirer, parce qu’elle n’attire plus depuis le lointain; Ellida se trouve en liberté.

Il est aisé de mésinterpréter ses paroles: « J’eus la possibilité d’y jeter un œil – d’y entrer – si seulement je l’avais moi-même voulu. J’aurais pu en faire le choix maintenant. C’est pourquoi, je pouvais aussi bien me résigner. »

Ces paroles n’entendent pas faire d’une humeur enjouée le socle de sa transformation. Elles signifient seulement: je n’ai plus besoin de la liberté, parce que j’ai reconnu que je suis libre. Or elle n’entend plus par là le libre choix, que Wangel lui a concédé. Car lorsque, la veille, elle le conquiert pour elle-même, avec l’idée que sa perte ne lui coûtait pas trop, alors elle pensait encore suivre l’étranger. Or maintenant, elle n’emploie même pas la liberté qui lui fut concédée en vue d’un choix, mais elle reconnaît qu’elle n’a plus du tout le choix, parce que son congédiement fut un acte d’amour. Avec la même énergie transformante, par laquelle l’idée de ses fiançailles avec Wangel a agi sur elle, son renoncement désormais ne produit plus aucun effet sur elle – comme une révélation: elle voit qu’il s’inflige volontairement et héroïquement la plaie la plus profonde par le désir tout-puissant de lui apporter la guérison, de guérir ses plaies. Comme au sortir de rêves angoissants, elle voit alors pour la première fois son époux tel qu’il est en réalité. Et après une longue séparation, il célèbre par là son retour dans son cœur, tandis que l’étranger se trouve précisément éloigné de son cœur par la réalité qui en elle modifie son image à lui.

Toutefois, l’acte d’amour par lequel Ellida accède à la prise de conscience de sa liberté auprès de Wangel ne livre pas encore toute l’explication de sa guérison et de son rétablissement – seulement la condition d’un heureux déroulement de la crise, qui favorise un regain de santé. Certes, la folie engendrée par sa captivité l’abandonna, mais la véritable cause qui la suscita n’est pas éradiquée. Car elle ne venait pas de la véritable captivité d’Ellida, mais exclusivement du déchaînement maladivement accru de sa vie imaginaire, que la liberté ne pouvait que trouver dans l’absence de limites et de certitudes. La cause se trouvait dans le regard lointain, hypnotiquement ensorcelé, vers l’illimité, encore accentué par l’indulgence et la gâterie de Wangel, par l’absence complète d’obligations et de devoirs distrayants. Au fond, Ellida pâtit donc, exactement comme Rebecca, d’un mauvais usage de la liberté, d’un débridement de l’être, qui en elle devait fatalement conduire aussi la vie imaginaire à la folie, à la dégénérescence mentale, qu’en Rebecca ils conduisirent la vie des instincts à des actes destructeurs, à l’avachissement de la volonté. Une petite scène qui se produisit la veille montre clairement la façon dont Ellida elle-même prend conscience progressivement que sa plus grande souffrance tenait à un isolement dans lequel elle s’était perdue par ses pensées et ses rêveries stériles. Lorsqu’elle est surprise par un fougueux témoignage d’amour de sa plus jeune belle-fille Hilde, et que la sœur de cette dernière, Bolette, lui adresse le reproche de ne jamais lui avoir manifesté affection et compréhension pour cet amour timide et secret, elle se montre alors stupéfaite et demande dubitativement- « Oh! Y aurait-il encore là pour moi une tâche à accomplir? »

De la réponse à cette question, elle pressent une délivrance pour elle-même; le cours morbide de ses pensées se trouve soudain entravé et traversé par une toute nouvelle vision des choses. Elle devine que la pulsion démoniaque, qui attire vers l’incertain et l’illimité, pourrait se révéler impuissante pour une volonté qui se tient fermement à l’intérieur des limites qu’elle s’est imposées à elle-même, dans les frontières naturelles de son action et de son amour. Car sa patrie se trouve seulement là où se déploie sa capacité d’action, où elle s’ouvre et agit en direction de l’extérieur; là seulement se rejoignent à cet effet, en un mouvement volontaire d’autolimitation, la contrainte et la liberté, elles deviennent une, et tiennent à distance de lui l’arbitraire sans but, comme un lointain volontiers évité et inhabité.

Il est tout à fait caractéristique qu’Ellida, immédiatement après le retour auprès de son époux, au milieu de son nouveau bonheur, aspire à une obligation, à un devoir qui met en elle son espoir. Au moment de la plus grande excitation de toutes les énergies de l’âme, elle tourne, elle toujours jusqu’ici si maladivement engourdie en elle-même, ses pensées vers les autres. Lorsque Wangel s’écrie: « Oh, dire que maintenant nous pouvons vivre tous les deux l’un pour l’autre, Ellida! ajoute-t-elle rapidement, et pour nos deux enfants – qui ne m’appartiennent pas – mais que je vais encore conquérir pour moi! »

Elle comprend maintenant que ce n’est pas le caractère illimité de la rêverie et du désir solitaires où elle peut véritablement se sentir chez elle, mais l’étroitesse qui seule offre assez d’espace pour contenir toute la richesse des relations humaines, de la puissance de création et de l’amour humains – cette étroitesse, dont il est dit:

« Un foyer, c’est où il y a de la place pour cinq,

Alors qu’entre ennemis deux seraient à l’étroit.

Un foyer, c’est où ta pensée se déploie en toute liberté

où ta voix frappant à la porte des cœurs

Recueille toujours en retour des accents similaires.[2] »

La deuxième parole salutaire que Wangel adresse à Ellida porte donc en elle l’émancipation de sa volonté – un avertissement non seulement pour sa liberté, mais aussi pour son propre sentiment de responsabilité: « Maintenant tu peux choisir en toute liberté. Et en toute responsabilité, Ellida. »

Elle porte alors la main à son front et regarde devant elle, en direction de Wangel: « En toute liberté et – responsabilité! En toute responsabilité aussi? Là – se trouve un pouvoir de transfiguration! »

Cette aspiration de tout son être à la réalité, à laquelle il désire s’attacher, dont il veut se laisser emplir – cette conversion de son rêve de liberté en une joie créatrice positive, voilà le premier signe de la véritable guérison d’Ellida. Elle se trouve elle-même, et elle trouve sa santé, seulement lorsque sa profonde intériorité gagne une ouverture vers l’extérieur, pour se déployer en capacité d’action. Et là se réalise l’idée fondamentale qui traverse les cinq drames – l’idée que tout attachement, toute limitation et toute obligation avachissent et affaiblissent l’énergie, lorsqu’elles entravent le libre épanouissement – mais que tout appétit de liberté conduit aussi à la langueur et à l’affliction, s’il en reste au stade de la simple négation, sans gagner un nouveau champ d’obligation ni aucun sens spontané de la responsabilité. « Spontanément – et de sa propre responsabilité! », voilà l’idée qu’introduit l’émancipation spontanée d’une Nora et réalise la limitation spontanée d’une Ellida. Ce n’est que parce que nous allons au bout de l’idée avec Ellida que nous saisissons parfaitement ce qui, dans l’évolution de Nora, était encore voué à rester incomplet. Nora ne peut se laisser retenir par le renvoi aux obligations qui lui incombent, parce qu’en vue de cette liberté elle n’a pas encore atteint le degré d’évolution où de telles obligations pourraient devenir l’expression de sa propre volonté, spontanément enchaînée, de s’exprimer. À l’instant où elle nous quitte, elle ne se trouve qu’au début de son évolution, elle ne fait que commencer son ascension vers le sommet, qui s’étend encore devant elle dans un vague crépuscule. Comment devant ses yeux se présenteront de là-haut le monde et la vie, comment alors son petit monde et sa vie personnelle apparaîtront à son jugement mûri – tout cela, elle ne le sait pas encore. Nora conclut ainsi par une question muette, et seule Ellida nous fournit une réponse à la question de savoir pourquoi si l’une pensait devoir éviter patrie et obligations – l’autre, en revanche, se retrouve au foyer à honorer ses obligations.

Nul hasard donc si les figures de ces deux femmes présentent des traits apparentés, même si leurs aspirations paraissent contraires. Si l’on compare Nora et Ellida, il saute aux yeux immédiatement qu’elles sont toutes les deux pour ainsi dire en phase de croissance, autrement dit, qu’elles n’ont pas fini de grandir, n’ont pas encore atteint leur taille naturelle, Nora, parce que dans l’étroitesse et le confinement de son environnement elle ne parvint jamais à une véritable liberté de mouvement, à un comportement autonome – Ellida, parce qu’elle n’a rien trouvé dans l’étendue illimitée de la surface marine qui lui eût permis de se redresser et de mesurer sa propre grandeur. L’une, parce qu’on lui avait fermé artificiellement toute perspective lointaine sur le monde et la vie, avec le jouet d’une maison de poupée, l’autre, parce que sous son regard rêveur le monde et la réalité devaient finalement se fondre dans l’imprécision de lointains illimités et d’un mirage brumeux.

Dans les deux cas, la catastrophe fait irruption dans leur vie en raison de ce manque d’éducation et de maturation, et si l’on examine les situations où elles se trouvent au moment décisif, à la fin des pièces, on remarque alors une similitude dans les conflits mêmes, car, dans les deux cas, il s’agit d’un conflit entre le devoir conjugal et la liberté personnelle. D’un point de vue extérieur, en effet, la situation d’Ellida comporte visiblement une motivation nettement plus déterminante pour la séparation de Nora avec les siens, tandis que les conditions de vie de Nora, en revanche, contiennent un élément susceptible de faciliter à Ellida le retour dans son foyer. Cela vaut pour l’attitude des deux, aussi bien à l’égard de leurs époux que de leurs enfants. La dame de la mer n’a plus d’enfant en propre, et les deux brus seront bientôt trop âgées pour la protection dont elles bénéficient. À l’inverse, la sëparation de Nora d’avec ses petits est rendue possible surtout par la circonstance hasardeuse que son ancienne gouvernante personnelle est de leur côté, et ce hasard heureux ne laisse entrevoir qu’une protection de courte durée, seulement pour les années à venir, aussi longtemps seulement que les soins d’une gouvernante sont requis. La propre éducation négligée de Nora n’éveille-t-elle pas le reproche qu’elle ne fut guidée par aucune mère, mais seulement par une gouvernante? Et ce reproche n’est-il pas appelé à se répéter dans ses enfants? En fait, elle ne veut pas s’émanciper par amour de la liberté; elle veut seulement atteindre sa propre autonomie, pour devenir responsable, pour pouvoir assumer des obligations; elle trouve sacrilège d’être épouse, voire mère, avant d’être devenue un être humain au sens plein du terme, d’avoir des enfants, avant même de s’appartenir elle-même. Or est-il possible de jamais défaire cet outrage? Peut-elle effacer les enfants, des existences naguère créées, comme elle peut effacer l’existence de son mariage? Nora ne répond plus à de telles questions, parce qu’elle ne connaît encore aucune réponse; elle part justement pour en chercher une.

On trouve quelque chose d’équivalent dans sa relation à Helmer, à condition de l’envisager uniquement de l’extérieur. Car le reproche d’Ellida envers Wangel est apparemment plus fondé. Il l’arracha, en effet, aux conditions antérieures de son bonheur, la sépara de sa patrie marine, malgré la conscience que sa transplantation dans les conditions modestes de la campagne lui serait fatalement préjudiciable. Il sent que cette erreur ne peut être réparée que par une pleine évolution spontanée sous sa direction et sa conduite, et, malgré cela, il l’abandonne pendant tout ce temps à elle-même. Helmer, en revanche, accepte Nora telle qu’il la trouve; il s’efforce de remplacer le plus exactement possible pour elle la chambre de jeu de la maison paternelle; de son élan vers la libération et l’élévation intérieures il n’a pas la moindre idée, car le comportement enfantin et puéril de Nora le dissimule complètement à ses yeux. À vrai dire, il reste à son sujet dans le flou, pour la seule raison que tout son amour est égoïste et borné – un amour sans compréhension ni abnégation, mais toujours est-il que cette absence de discernement éclaire sa façon d’agir.

Mais ces difficultés, que rend manifestes une analyse extérieure des deux situations mentionnées, n’en trahissent que plus vivement la façon dont les problèmes spirituels sont fondamentalement abordés et approfondis pour eux-mêmes. La question est toujours: est-il vraiment possible qu’Ellida reste auprès de son époux, la condition principale et essentielle est-elle remplie pour cela – alors les devoirs qu’elle trouve à son arrivée ont beau encore être si peu contraignants, alors il suffit de très peu pour s’étendre à une sphère féconde de l’amour, où elle puisse être active, alors le plus petit détail devient si contraignant et sacré dans cet amour qu’aucune force ne peut plus retirer sa main de la charrue. Et à l’inverse, il manque la seule chose vraiment importante, la « seule chose vitale », car tout le reste ne sert à rien – par-delà toute obligation et tout amour, par-delà mari et enfants, Nora va de l’avant, impitoyablement, sans tourner son regard vers la droite ni vers la gauche, n’ayant en vue que son seul but.

C’est pourquoi, se trouvent écartés tous les motifs secondaires, susceptibles d’atténuer cette puissante motivation unitaire, dans la mesure où ils émanent d’appuis extérieurs. Quel est le seul élément vital devant fonder le « mariage véritable »? C’est la vérité et la liberté. Dans le cas de Nora, cela signifie la liberté de s’épanouir de la condition de poupée à celle d’être humain au sens plein, à travers sa vie en commun avec Helmer. Et pour lui, cela signifierait la nécessité d’authentifier son amour pour elle, de lui reconnaître une vérité au moment de l’épreuve et du danger. Ces deux aspects font réellement leur entrée dans le mariage d’Ellida avec Wangel: elle retourne auprès de lui, parce qu’il lui apporte la preuve qu’avec lui elle n’est pas prisonnière, mais libre – par l’offrande d’un amour véritable, d’un amour qui agit si altruistement et grandiosement que sa vérité l’emporte et convainc immédiatement.

Aussi les attentes de Nora se réalisent dans la vie d’Ellida: grâce à l’action de Wangel, de «miraculeux » le rêve de Nora est devenu réalité.

Ce rêve contenait, dès le départ, le but atteint ici; le début et la fin se rejoignent sans faille. Le pouvoir d’émancipation contenu en lui, qui précipita Nora dans une vie individuelle autonome, en défaisant son foyer et son mariage, s’exprime dans la réalisation de l’aspiration au merveilleux, telle une force unifiante et liante, qui fonde le foyer et le mariage d’EIlida sur de nouvelles bases et s’oppose comme une solide barrière à son besoin d’autonomie et d’indépendance.

Car en Nora l’aspiration à s’épanouir jaillit seulement de la vérité de son amour: elle veut seulement conquérir entièrement son propre moi, pour en faire l’offrande. De la récente plénitude de sa santé intérieure et de sa force de caractèrejaillit la richesse qu’elle souhaite pour elle-même, la liberté qu’elle conquiert pour elle-même, en unjoyeux amour pour l’autre – devient le rêve nostalgique du miracle d’un mariage véritable. En Ellida, c’est seulement l’agitation et la fièvre dévorante d’un état maladif qui la poussent hors du cercle des siens – vers une liberté bien incertaine, inconsis. tante. Les deux conceptions différentes de l’idéal de liberté ne peuvent trouver une expression plus pertinente que dans le nom que les deux lui donnent. Dans l’appellation « le merveilleux », employée par Nora, transparaît une admiration naïve d’enfant, un ciel et une promesse, le terme « horrible » employé par Ellida implique le regard craintif vers un lointain vide, qui à la fois attire et rebute, un chaos et un changement houleux. Ce que Nora porte en elle comme l’idéal positif de toute sa vie morale et sentimentale, cela vit en Ellida seulement sous une forme effrayante et fantomatique, comme le fruit d’une vie de l’imagination survoltée.

Dans la mesure où l’émancipation de Nora représente un idéal, et non seulement un simple caprice personnel, la barrière qu’il lui fallut briser, la chaîne qu’il lui fallut arracher pour cela, apparaît comme une contrainte indigne. Pour cette raison, la valeur de la solide restriction et limitation admise de la libre aspiration augmente dans les mêmes proportions, lorsque le désir de liberté d’Ellida s’exprime sous une forme morbide et injustifiée. Le « monde de la mansarde », avec son ordre et son étroitesse immuables, pouvait encore signifier pour Nora une prison, ou une chambre vide de poupée; pour Ellida, il signifie une éducation pour la vie et un foyer. Rebecca se trouvait déjà inéluctablement reléguée dans le monde qui apprivoise la sauvagerie et anoblit la grossièreté, mais elle n’apprit à le connaître que par opposition à la liberté, que par son influence contagieuse, éreintante. Seule Ellida fait l’expérience du miracle du grand amour, au point que le monde de la mansarde s’étend en largeur et en hauteur, que tombent toutes les cloisons qui barrent l’accès au puissant appel d’air de la liberté dehors et à l’éclat transparent du soleil de la vérité. Seule Ellida se trouve dans un monde qui ne veut plus être que refuge protecteur, abri, un lieu de concorde et de réconciliation.

Lorsque Nora nourrissait son rêve de merveilleux, ses pensées alors tournoyaient encore, si inatteignables, au-dessus de la terre basse et sombre, comme un rêve de célébration resplendissante de Noêl planant au-dessus des sapins enneigés dans la forêt. Or pour Ellida le miracle est devenu vérité et nature, réalité florissante et féconde; tout autour de la mansarde chante et fleurit l’été, il grimpe jusqu’à ses fenêtres, Pousse par-dessus son toit et enrobe ses murs de son vert secret ombrageux. Et le visage d’Ellida est transfiguré par les épousailles de Nora – des épousailles certaines de la réalisation du miracle – de la plénitude miraculeuse de la nature – et l’envisageant avec confiance.

« Ne trouvez-vous pas », demande Hilde à l’omniscient Ballested, « que vous et Papa avez vraiment l’air fiancés? » Et il répond: « C’est la saison estivale, jeune demoiselle! »

L’été de l’amour, qui se cache dans un foyer, autour duquel bruit librement le riche courant de la vie ».


[1] « Ce fait situe encore, d’un point de vue artistique, La Dame de la mer au-dessus des autres drames d’Ibsen, qui, comme ces derniers, ne représentent pour ainsi dire que le dernier acte d’un drame, tirent le bilan d’une longue évolution. La folie d’Ellida exorcise le passé dans une tout autre plénitude existentielle, bien plus irrésisitiblement et immédiatement, en plein sous l’éclat transparent du soleil, que cela ne réussit aux remords de Rebecca ou aux réflexions de madame Alving. Ces dernières ne font que raconter, mais Ellida insuffle pour ainsi dire ses souvenirs à la pièce. » (Note de Lou Andreas-Salomé)

[2] Ibsen, La Comédie de l’amour.

Premier manuscrit de La Dame de la mer / Henrik Ibsen

Manuscrit daté du 5 juin 1888

[Œuvres complètes T14, traduction de P.G. La Chesnais, 1947]

Ier acte. – Le petit point de relâche des vapeurs de touristes. On ne s’y arrête que lorsqu’il y a des voyageurs à débarquer ou à embarquer. Hauts fjelds escarpés tout autour. On ne voit pas la haute mer. Rien que le fjord sinueux. Hôtel des bains. Sanatorium plus haut. Quand la pièce commence, c’est le dernier voyage du vapeur en direction du nord pour l’année présente. Les navires passent toujours vers minuit. Ils glissent lentement, sans bruit, dans la baie, et en sortent de même.

Les personnages comprennent trois groupes. Il y a d’abord des types curieux parmi les habitants de l’endroit. L’avoué, marié pour la seconde fois avec la femme venue de la haute mer. Il a du premier mariage deux jeunes filles déjà grandes. Élégant, distingué, amer. Son passé taché par une affaire imprudente. Le développement de sa carrière, par suite, arrêté. Le barbouilleur d’enseignes déjeté, aux rêves d’artiste, heureux par ses illusions. Le vieux commis marié. Il a écrit en sa jeunesse une pièce qui a été jouée une fois. Il la retouche indéfiniment et vit dans l’illusion de la publier et de percer. Ne fait d’ailleurs pour cela aucune démarche. Se compte tout de même au nombre des littérateurs du pays. Sa femme et ses enfants croient aveuglément à «la pièce ». (Peut-être n’est-il pas commis, mais donne des leçons?) – Le tailleur Fresvik, mari radical de la sage-femme, qui manifeste son « émancipation » par des velléités ridicules d’inconduite, – liaisons avec d’autres femmes mariées; projets de divorce, etc.

Le second groupe est formé des estivants et des malades du sanatorium. Parmi ceux-ci est le jeune sculpteur malade, qui doit se fortifier pour supporter le prochain hiver. L’été suivant lui sont promis une bourse et un emploi et d’autres subsides, et alors il pourra s’en aller en Italie. Redoute la possibilité de mourir sans avoir vu le midi, ni rien créé de bon en art. – Son « protecteur » habite l’hôtel des bains. Exerce une tutelle sur le malade. C’est un homme à principes. Aucune aide, aucun subside cette année. La bourse est un engagement, « ensuite, nous verrons l’année prochaine jusqu’où nous pourrons aller ». Sa femme est bête, orgueilleuse et sans tact. Elle blesse le malade, tantôt exprès, tantôt par inadvertance. – Plusieurs personnages secondaires.

Le troisième groupe consiste en touristes qui arrivent et s’en vont, et qui interviennent épisodiquement dans l’action.

La vie, en apparence, est gaie, facile et pleine d’entrain là-haut, à l’ombre des fjelds et dans l’uniformité de l’isolement. Cependant, est exprimée l’idée que cette sorte de vie est une ombre de vie. Aucune vigueur d’action; aucune lutte pour l’affranchissement. Rien qu’aspirations et vœux. Ainsi vit-on là pendant le court été clair. Et ensuite… on entre dans les ténèbres. Alors s’éveille le vif désir de la grande vie du monde extérieur. Mais que gagne-t-on à cela? Suivant les situations, suivant le développement de l’esprit, croissent les exigences, les aspirations, les vœux. Lui ou elle, qui sont au faîte, recherchent les mystères de l’avenir et une part dans la vie de l’avenir et des relations avec les mondes lointains. Partout des bornes. D’où la mélancolie répandue comme un chant plaintif assourdi dans toute l’existence et la conduite des gens. Un clair jour d’été avec les grandes ténèbres ensuite,… voilà tout…

L’évolution humaine a-t-elle fait fausse route? Pourquoi nous sommes-nous trouvés appartenir à la terre sèche? Pourquoi pas à l’air? Pourquoi pas à la mer. Le désir d’avoir des ailes. Les rêves singuliers de savoir voler et de ne pas s’en étonner,… comment interpréter tout cela?…

Nous aurions dû nous rendre maîtres de la mer. Installer nos villes flottant sur la mer. Les déplacer vers le sud ou le nord suivant les saisons. Apprendre à réfréner tempêtes et orages. Une félicité viendra. Et nous,… qui n’en serons pas! Qui ne la vivrons pas!…

Puissance d’attraction de la mer. Aspiration à la mer. Gens apparentés à la mer. Liés à elle. Dépendants de la mer. Doivent y retourner. Une espèce de poisson constitue un chaînon primitif dans la série de l’évolution. Des rudiments en subsistent-ils dans l’esprit humain? Dans l’esprit de quelques humains?

Les images de la vie grouillante dans la mer et de « ce qui est à jamais perdu ».

La mer possède un pouvoir d’animation qui agit comme une volonté. La mer peut hypnotiser. La nature le peut, d’une façon générale. Le grand secret est la dépendance de l’homme à l’égard des « forces sans volonté ».

Elle est venue de la mer, où était le presbytère de son père. Elle y a grandi,… au bord de la pleine mer. Elle s’est secrètement fiancée avec le jeune second écervelé, – élève renvoyé de l’École navale – qui a passé l’hiver dans un port de refuge par suite d’une avarie survenue au navire. A dû rompre sur le désir de son père. Un peu aussi de bon gré. Ne pouvait pardonner ce qui était apparu au sujet de son passé. Elle était alors trop pleine de préjugés à cause de l’éducation reçue dans la maison paternelle. Ne s’est d’ailleurs jamais affranchie entièrement depuis des préjugés, bien qu’elle soit mieux au fait. Elle est à la limite, dans l’hésitation et le doute…

Le secret dans son mariage… qu’elle ose à peine reconnaître; auquel à peine elle ose penser. La force d’attraction de sa puissance d’imagination vers le précédent. Vers le disparu.

Au fond… dans sa représentation involontaire… c’est avec lui qu’elle vit sa vie de mariage.

Et – d’autre part – son mari et ses beaux-enfants vivent-ils tout à fait avec elle : ces trois-là n’ont-ils pas comme tout un monde de souvenirs entre eux? Il y a des jours de fête à célébrer, dont elle ne peut que deviner la portée. Des conversations tombent, – interrompues lorsqu’elle entre. Elle n’a pas connu celle qu’elle a remplacée, et par délicatesse on n’en parle pas quand elle est là. Il y a une franc-maçonnerie entre toutes les autres personnes de la maison. La gouvernante et les autres domestiques aussi. Jamais elle n’intervient dans ce que les autres savent être à eux. Elle reste en dehors.

Elle rencontre « le voyageur étranger ». C’est ainsi que l’appellent les autres baigneurs. Il a eu, autrefois, un vif penchant pour elle. C’était au temps où elle était fiancée avec le jeune marin. Il s’est surmené et doit prendre des bains de mer. La vie ne lui a pas donné ce qu’il avait espéré. Il est amer. Tranchant, sous une forme moqueuse.

Récit du sculpteur. Envoyé à la mer à douze ans. Naufrage avec le bateau il y a cinq ans. Avait alors dix-sept ans. C’est alors qu’il a eu sa maladie. Resta longtemps dans la mer froide. Pneumonie ensuite. N’en est pas encore tout à fait remis. Mais ce fut quand même un grand bonheur. Car c’est grâce à cela qu’il a pu devenir artiste. Pensez donc, modeler la délicieuse argile qui prend si délicatement forme entre les doigts !

Et que va-t-il modeler? Des dieux? Ou peut-être de vieux vikings?

Non, rien de ce genre. Dès qu’il pourra il essaiera de composer un grand groupe.

Et que représentera ce groupe?

Une scène qu’il a éprouvée lui-même.

Et qu’est-ce donc? Il finit par être obligé de la raconter.

Ce serait une jeune femme de marin couchée et dormant. Et elle rêve aussi. On peut le voir sur sa figure.

Rien de plus.

Ah! si, pourtant. Son mari s’est noyé. Mais il est rentré chez lui tout de même. Pendant la nuit. Et il est là, debout devant le lit, et la regarde.

Mais, grand Dieu,… il a dit que c’était une scène qu’il a éprouvée lui-même!

Hé! oui. Il avait bien éprouvé cela. Enfin, d’une certaine façon.

Éprouvé … ?

Eh bien ! oui,… il ne veut pas dire qu’il l’a positivement vu, bien entendu. Mais tout de même…

Et alors vient le récit – rapide et entrecoupé – qui provoque chez elle de terribles pressentiments et images.