Ibsen
Deux extraits du chapitre sur Ibsen des « Âmes modernes », de Henri Bordeaux, Perrin, 1894, p37-39, 43-45
Premier extrait:
(…) « Je ne suis pas celle que tu croyais épouser, » murmure douloureusement Ellida à son mari Wangel dans la Dame de la mer. Là non plus leur vie conjugale n’est point faite de franchise et de sincérité. Entre eux se dresse le souvenir étrange que garde en son cœur Ellida d’un fiancé de jadis, venu de Finlande et reparti sur la mer lointaine, d’un étranger qui incarne son rêve d’inconnu, de vie libre et volontaire et d’amour infini, comme cette grande mer troublante sur laquelle il vogue à pleines voiles. Et rien ne peut briser cette tentation d’inconnu qui envahit sa pauvre âme de désir, car elle est intérieure et symbolise l’éternel rêve des hommes. Et, lorsque le mystérieux étranger s’en vient en toute certitude réclamer Ellida pour l’emmener sur les larges Océans, elle demande à son mari de la dégager, afin qu’en toute liberté elle puisse choisir son destin et suivre l’Etranger, cette nuit même si telle est sa volonté: son union avec Wangel ne fut point librement consentie, et de là vient toute leur misère, en vain Wangel la supplie de renoncer à son rêve: « Tu ne peux pas m’empêcher de choisir, – lui réplique-t-elle affolée, – ni toi ni personne. Tu peux me défendre de partir avec lui, de le suivre, malgré moi. Tu peux me retenir ici de force. Mais tu ne peux pas m’empêcher de choisir, dans le fond de mon âme, de te le préférer si tel est mon désir, si tel est mon devoir, » On n’enchaîne point la pensée et le désir qui demeurent éternellement libres de poursuivre le mystère, l’inconnu lointain et attirant. Et Wangel murmure avec une douleur résignée : – « Je le vois bien, Ellida ! Tu m’échappes de plus en plus. Le désir de l’Infini, de l’idéal irréalisable, finira par jeter ton âme dans les profondeur sombres de la nuit… – Oui, oui, – ajoute Ellida suppliante, je sens au-dessus de moi planer de grandes ailes noires et silencieuses. » Alors Wangel, dont la supérieure intelligence comprend le secret des âmes souffrantes, rend à la Dame de la mer sa liberté, afin qu’elle choisisse volontairement entre le rêve qui l’effare et la réalité dont elle comprend soudainement la douceur, et Ellida, ayant la possibilité de contempler face à face le mystérieux inconnu et d’y pénétrer pour jamais, y renonce librement. Car le rêve meurt en nous sitôt qu’il est réalisable, et, s’appuyant à son époux retrouvé, Ellida dit enfin cette phrase qui résume la pensée d’Ibsen: « – Maintenant je serai à toi. Maintenant je le peux, parce que maintenant je viens à toi en toute liberté, volontairement, comme un être responsable de ses actes. »
Ainsi toutes les unions qui ne sont point basées sur la libre volonté et la reconnaissance ont-elles un principe mauvais qui les dissout tôt ou tard. Le mariage d’Hedda Gabler et de Georges Tesman, issus de deux milieux différents et n’étant point d’une même race d’âmes, en est encore une preuve. Aux yeux d’Ibsen, l’individu ne doit point supporter ce perpétuel mensonge des unions mal assorties : qu’il en sorte plutôt en brisant ces liens hypocrites, mais qu’il n’étouffe jamais en lui la voix de la vérité.
Second extrait:
(…) La vie est bonne en soi : il faut que l’être humain jouisse pleinement des choses, et pour cela qu’il multiplie ses sensations de vie. Ainsi les jeunes femmes d’Ibsen vont parfois jusqu’aux extrêmes du désir de vivre, jusqu’à la séduction de l’épouvante et de l’inconnu. De simples mots, murmurés comme en rêve au cours de ses drames, la grande mer, la mer lointaine prennent des inflexions mystérieuses et troublantes. Marthe, dans la beauté de son sacrifice, pousse Dina vers cette vie plus vivante dont elle-même, Waura jamais que le désir: « Va où ton bonheur t’appelle, chère enfant, sur la mer immense! Que de fois dans mon école, là-bas, j’ai rêvé de cette mer! Puis, on doit être si bien là-bas, le ciel est plus vaste, les nuages flottent plus haut qu’ici; l’homme respire un air plus libre[1]… » Et, dans la Dame de la mer, tout le magnétique pouvoir de l’Etranger est fait du charme de la mer, du charme des rêves qui font la vie plus vaste.
C’est surtout par la pensée que les femmes d’Ibsen manifestent leur fièvre de vivre. Elles souffrent des existences monotones et des sorts médiocres, et, ne pouvant briser les liens sociaux qui les retiennent, par la pensée elles s’en échappent, et vaguent au loin dans la vie rêvée, dans les fantaisies cérébrales, plus profondes et plus hautes que celles des sens. Il y a même dans leur cas un peu de perversion intellectuelle . des sensations rares et artificielles les attirent, elles aiment à marcher au fond des abîmes qu’elles contemplent avec un frisson d’étrange volupté, elles subissent l’attraction du danger et trouvent un bonheur indicible à la sensation du vertige, parce que du moins elles sentent la vie passer en elles à ces instants inouïs. Ce sont des âmes compliquées de femmes du Nord, qui dans les soirs de neige ont scruté les métaphysiques et heurté leur front aux explications de vivre. Leur vie intérieure fut intense, et se reflète sur la pâleur de leurs traits délicats et la profondeur de leurs Yeux énigmatiques. L’inconnu, ce qui effraye et attire à la fois, les tourmente. Elles faussent les sentiments par une recherche cérébrale trop raffinée. Ainsi, dans la Dame de la mer, Hilda, l’exquise jeune fille dont le cœur est prêt à s’abandonner tout entier à qui est bon pour elle et la caresse, qui aime peut-être, silencieuse, Lyngstrand, le sculpteur poitrinaire, et se plait à l’idée d’être une fiancée en deuil, trouve une saveur étrange à cette pensée que Lyngstrand lui parle sans cesse de partir pour l’étranger et de devenir un grand artiste, et que rien de tout cela ne sera jamais réalisé, car la mort l’a déjà touché. Et dans Solness, lorsque Hilda Wangel voit le hardi constructeur que menace le vertige, debout au sommet de la tour qu’il a construite, elle s’écrie avec extase : « Oh! que c’est émotionnant! »
[1] Les Soutiens de la société.